Simon CHABROL, 32 ans

Écriture et recherche indépendante (FR/EN)

Technicien de support IT

Titre original – UK 1985–1994 : explaining the narrative jump in Threads (1984)

Le film se termine la première année après l’attaque nucléaire sur des images catastrophiques : famine, effondrement sociétal, violence militaire, disparition complète de la mécanisation… Pour des raisons narratives, le film n’explore pas cette période et fait un saut narratif de presque 10 ans. A ce moment-là, le pays semble avoir retrouvé une certaine stabilité, et 13 ans après l’attaque nucléaire, le charbon et l’industrie font leur retour de façon limitée. Étonnamment, le film n’offre aucun mécanisme explicatif sur des questions aussi essentielles que : l’agriculture, la gouvernance, la société… C’est une tentative de reconstruction de cette période inexplorée que vous allez lire. Voici la géographie britannique nécessaire à la compréhension de ce second essai :

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Il s’agit du deuxième essai d’une sorte de trilogie :


  1. Mars-Mai 1985 : le point de rupture
  2. L’organisation de la récolte cruciale de l’été 1985
  3. Ruth s’installe dans une communauté agricole
  4. La vie en communauté agricole
  5. Qu’est-ce qui a été récolté ?
  6. Outils et bétail
    1. La houe
    2. Araire ou charrue
    3. Faux
    4. Bétail
    5. Machines
  7. Rendements agricoles nécessaires
  8. La continuité de l’ordre
  9. La résilience institutionnelle
  10. La croissance progressive et régulière
    1. L’inconnue : la contamination des sols
    2. Le cas Biélorusse
    3. L’impératif des terres arables de l’Est
    4. Visualisation schématique d’un impact dans l’Est (reprise du précédent essai)
    5. Le problème de Buxton
    6. Un scénario alternatif : l’abandon de l’Est de l’Angleterre
    7. La courbe agricole
    8. Charbon
    9. Pétrole
    10. Sur la démographie
  11. La question du pain
  12. Textile : se vêtir et se chausser
  13. Vexillologie et l’Est de l’Angleterre
  14. Brève chronique de l’Écosse
  15. Quel futur pour l’Irlande du Nord ?
  16. Jane et « l’État-fragmentaire »
  17. Royaume-Uni 1998-?
  18. Un testament des fondateurs de « l’État-fragmentaire »
  19. Un autre scénario alternatif : la continuité du Royaume-Uni
  20. Et les autres ? Sur l’aide et les contacts étrangers
  21. Chronologie de l’année après l’attaque nucléaire et les événements possibles au cours de la « décennie perdue »
    1. La première année après l’attaque nucléaire
    2. La « décennie perdue »
  22. Vision macro du processus de reconstruction
  23. Quelques mots sur l’évolution continuelle du framework
  24. Sources

Jane, la fille de Ruth, ici au travail avec d’autres enfants dans le cadre d’un atelier de recyclage de vêtements

Dans mon article précédent «Royaume-Uni 1984-1985 : analyse de la crise du carburant et de l’effondrement de la société dans Threads (1984) », l’idée était de comprendre comment le Royaume-Uni s’est effondré en tant que pays uni dans l’année qui a suivi l’attaque nucléaire décrit dans le film Threads, et ainsi expliquer le saut entre un an et 10 ans plus tard dans le film. Les scènes 10 ans plus tard montrent un pays revenu à de petites communautés agricoles de travail manuel. Une courte scène montre des enfants apprenant l’anglais avec une vieille cassette VHS, ainsi qu’une sorte de cours pratique où ils sont chargés de recycler des vêtements. Toutes ces choses nécessitent un certain niveau d’organisation et de vision. Récupérer un téléviseur, le brancher sur un réseau électrique (qui doit être là en premier lieu) et insérer une vieille VHS pour enseigner aux enfants les bases de l’anglais n’est pas quelque chose qui a été fait par des gens désespérés et stupides. Ensuite, le film montre le charbon réintroduit à une « plus grande échelle » seulement 13 ans après l’attaque nucléaire comme source d’énergie et d’éclairage dans certaines rues; et avec une certaine cohésion sociale et organisationnelle car on voit des soldats dans les ruines, on entend une radio qui joue de la musique, on voit des cadavres de pillards pendus et un hôpital.

Pour expliquer cet écart, quelque chose est inévitablement arrivé au pays pour atteindre ce niveau de fragmentation et de « perte » de connaissances (ou plutôt de mise en sommeil). Le pays était un important producteur de charbon dans les années 1980. Même si de nombreuses personnes meurent, les connaissances ne disparaissent pas sans raison. Le charbon et les machines non plus. La seule explication est qu’à un moment donné, toutes les formes de gouvernance centralisée se sont effondrées, conduisant à l’impossibilité d’exploiter à grande échelle des infrastructures industrielles. D’où l’hypothèse de « l’échec de la récolte » comme point de rupture entre mars et mai 1985, avec l’incapacité de faire fonctionner pendant longtemps de nombreuses infrastructures industrielles. L’explication la plus logique est que pendant une décennie, les gens ont lutté pour reconstruire et ont été incapables d’organiser des tâches industrielles à grande échelle.

Le carburant était en effet un prétexte pour comprendre comment la gouvernance a dû faire face à toutes les contraintes de l’après-guerre nucléaire et aussi pourquoi les choix sont importants face à un événement aussi catastrophique. Le Royaume-Uni dans le film Threads aurait-il pu se redresser facilement ? Bien sûr que non. Mais l’effondrement complet du pays était-il inévitable ? Non plus. En fait, ce sont les interactions entre les mauvaises décisions (en particulier la décision de lier la nourriture au travail en lieu et place d’un système de rationnement équitable) et les contraintes logistiques qui ont mis le pays dans l’impasse entre 10 et 12 mois après l’attaque.

Le fait est que l’effondrement du Royaume-Uni dans Threads n’a rien à voir avec le carburant, mais seulement avec une cascade d’échecs qui a duré un an et qui a abouti au point final de Mars 1985. Incapable de construire un nouveau récit collectif après la destruction du Royaume-Uni, le gouvernement s’est concentré sur une simple stratégie de survie et sur un changement clair de priorité en faveur des plus forts (ou des plus productifs). Le contrat social a été détruit. Les gens étaient des concurrents. Et lorsqu’il s’est avéré impossible de poursuivre un programme de « travail-contre-nourriture » voué à l’échec après l’échec de la récolte, la fin était inévitable. Il ne reste alors qu’un pays complètement fragmenté. La prochaine grande question est de savoir : que s’est-il passé entre 1985 et 1994 ?

Mars-Mai 1985 : le point de rupture

La scène de Threads commence par un télex indiquant que nous sommes 10 mois après l’attaque. La scène commence avec plusieurs gros plans sur des stocks de blé et un soldat à l’intérieur d’une grange surveillant la récolte, puis vous entendez des coups de feu, Ruth et d’autres personnes s’enfuient avec des céréales, vous pouvez entendre un soldat depuis un hélicoptère demander aux gens de revenir et tirer, puis vous voyez Ruth pleurer et essayer désespérément d’écraser des céréales pour nourrir son bébé. Ce que nous voyons autour n’est pas bon signe. Le bébé semble en pleine santé, mais vous pouvez repérer une tasse avec une cuillère, de l’herbe (peut-être pour une sorte de « tisane ») et des glands. Ruth est vue quelques minutes plus tard (un intertitre parle de 1 an après l’attaque) en train d’acheter des rats à un homme dans la rue. Tous ces indices indiquent qu’en Mars 1985, le Royaume-Uni se trouve malheureusement en proie à une famine terminale.

Avec l’effondrement du système de distribution alimentaire, les gens n’ont plus beaucoup d’options pour survivre. Ce qui était probablement disponible depuis un certain temps dans certaines régions était du pain « à la sciure » (ou un mélange de farine et de sciure) pour éviter de consommer trop de céréales; si un système de distribution subsistait malgré le chaos. L’incapacité des autorités à maintenir le programme de « travail-contre-nourriture » a conduit à l’abandon de tous les efforts coordonnés dans les zones urbaines et rurales sous direction nationale, tandis que simultanément de nouveaux efforts coordonnés ont nécessairement émergé à une échelle plus locale, et surtout plus durable. Pour survivre, de nombreuses personnes dans certaines régions ont probablement eu recours à la consommation de rats, de chiens, de chats et de chevaux; si il y en avait encore Ce qui restait du bétail (s’il n’avait pas déjà été tué lors de la crise de l’exode) a probablement été décimé. Ils allaient également devoir manger de l’herbe et des glands comme Ruth si la nourriture était insuffisante. Ils auraient également pu manger des champignons, des prunelles et d’autres plantes. Certains d’entre eux ont probablement essayé de produire du « pain d’écorce » à partir de l’écorce interne. La famine terminale, combinée à l’effondrement de la gouvernance centralisée, a été brutale car le processus lui-même était probablement extrêmement inégal à travers le pays et entre les communautés. Concernant le cannibalisme, et contrairement à une idée reçue, c’est quelque chose d’extrêmement rare même dans les pires famines enregistrées; fait généralement par des groupes ou des individus extrêmement isolés et sans autres moyens. Mais cette période difficile n’a pas été uniforme et constante : comme dans les cas historiques, les difficultés ont probablement coexisté avec plusieurs poches de relative stabilité à travers le pays. Le fait est que le système central de distribution alimentaire s’est effondré alors que de nouveaux étaient probablement en train d’émerger simultanément, permettant des transitions dans plusieurs régions.

L’ampleur de la famine est discutée dans le précédent essai : « La question est plutôt de savoir si le phénomène est généralisé à tout le Royaume-Uni ou seulement certaines régions spécifiques. Un impact généralisé rend difficile l’organisation et la réussite de la récolte de l’été 1985. Le compromis logique est d’accepter les scènes (elle sont logiques vue les effets de l’hiver nucléaire), la réalité de l’effondrement du système de distribution alimentaire centralisé mais en apportant une nuance entre zones urbaines détruites (majoritairement impactées) et zones rurales relativement épargnées (une nécessité pour garantir le succès de la récolte). Voici une proposition de carte :

La logique suivante est proposée : 

  • Le risque est maximum (en rouge) pour Londres, les grandes conurbations/villes du Nord-Est autour de Liverpool, les villes portuaires du Sud-Ouest à l’écart des zones céréalières majeures et l’Irlande du Nord (peu de cultures céréalières)
  • Le risque est considéré comme modéré (en bleu) pour toutes les villes/agglomérations de tailles plus faibles ou à proximité des zones céréalières/agricoles majeures
  • Le risque est considéré comme faible (en vert) pour toutes les villes situées dans ou à proximité immédiate des zones agricoles agricoles majeures, souvent de petites tailles dans le Kent et la région de l’Est de l’Angleterre »

Quelle aurait pu être la justification du programme de « travail-contre-nourriture » ? Quelques réponses sont possibles. Le fait est que l’ampleur réelle des destructions a probablement été sous-estimée par le plan de contingence. Lorsque les autorités ont découvert, dans les jours qui ont suivi l’attaque, l’ampleur de la situation, les choix étaient extrêmement limités, car la mise en œuvre d’un système de rationnement classique était difficile. Un système de rationnement classique aurait nécessité la distribution, avant l’attaque, de cartes/livres de rationnement aux personnes. Quelque chose qui n’a pas été fait. Est-ce que cela aurait pu encore être organisé dans le contexte ? De mon point de vue, oui, même si c’était difficile. Le fait est que la mise en œuvre du programme de « travail-contre-nourriture » a probablement été décidée non pas en raison de contraintes logistiques ou idéologiques, mais parce que les autorités (malheureusement, comme dans de nombreux cas historiques lors de graves perturbations) étaient plus soucieuses de maintenir l’ordre et les gens sous contrôle, et parce qu’elles pensaient que c’était la meilleure solution pour maintenir les systèmes économiques, agricoles et sociétaux d’avant-guerre. Les autorités étaient en fait réticentes à admettre que la meilleure solution était de s’adapter aux réalités de l’après-guerre nucléaire, et non de faire correspondre ces réalités aux attentes d’avant-guerre. Quelque chose d’impossible, car tous les systèmes du passé dépendaient de ressources en cours d’épuisement (comme l’essence) ou d’infrastructures détruites. Le meilleur exemple est l’utilisation de carburant pour maintenir une agriculture hautement mécanisée, alors que les autorités auraient dû aller le plus rapidement possible vers des systèmes plus résilients et plus durables. 

La dernière scène de l’année 1 dans Threads montre des gens travaillant dans les champs avec le retour des rayons du soleil après que l’effet de l’hiver nucléaire se soit dilué dans l’atmosphère. Trois choses frappent par rapport aux récoltes de Septembre-Décembre 1984 : les gens travaillent avec des outils, voire des lunettes de protection pour certains mais pas de tracteur. Pas de militaires en vue non plus. Quand on repense à la scène des récoltes en 1984, c’est un autre monde : des gens mourant dans les champs, travaillant à mains nues et avec quelques véhicules et sous surveillance militaire. Je ne dirai pas que les choses vont mieux bien sûr (les gens dans cette dernière scène avant le saut dans le temps sont épuisés), mais cela semble plus paisible d’une certaine manière, comme la scène 10 ans plus tard avant que Ruth ne s’effondre dans les champs.

Notant qu’avant de mourir, Ruth a été mise dans un lit avec une couverture : quelque chose de très simple en fait, mais aussi le témoignage d’un certain souci pour une personne faible, quelque chose que des personnes désespérées, brutales et insensées n’auraient pas fait. Et en repensant à la scène des récoltes en 1984, quelque chose de plus étonnant étant donné que Ruth, qui était enceinte, a été forcée de travailler dans les champs et s’est effondrée, abandonnée de tous, et a accouché seule. D’un point de vue sociétal, la société semble donc plus « bienveillante » que lorsqu’il y avait une gouvernance centralisée. Cela n’a rien à voir avec une utopie, mais avec le fait que les communautés humaines plus intimes sont généralement plus durables et plus résilientes dans un monde de pénurie.

Bien entendu, le sort de nombreuses personnes et communautés entre Mars et Mai 1985, et plusieurs mois et années plus tard, était loin d’être simpliste. Certains premiers succès ne se sont pas reproduits les années suivantes, entraînant des violences au sein de certaines communautés. Reconstruire un système agricole durable s’est avéré extrêmement difficile dans certaines régions plus touchées que d’autres par l’attaque nucléaire. La folie et la violence de certains anciens soldats en déshérence, et même de la part de certains survivants eux-mêmes, a signifié que de nombreuses communautés ont probablement été régulièrement harcelées et menacées, conduisant dans certaines régions à l’échec de toutes les tentatives de reconstruction, même de base, d’une agriculture de subsistance. Et même avec de la bonne volonté et de bons dirigeants locaux, rien ne garantit que la nourriture puisse croître, même dans les meilleures conditions. La situation était donc probablement extrêmement hétérogène à travers le pays.

Parce que Ruth a déménagé comme beaucoup de gens de Sheffield à Buxton pendant la crise de l’exode, elle s’est plus probablement installée dans la campagne autour de Buxton ou ailleurs dans l’Est du pays. Le retour à l’agriculture manuelle, combiné au manque de moyens de transport, signifie que les gens se sont probablement déplacés massivement vers de petits villages ou des villes agricoles. Même si les petites villes comme Buxton n’étaient pas touchées par des bombes nucléaires, elles se sont retrouvées confrontées à de trop nombreux défis : afflux de réfugiés, réseau électrique inopérant, épuisement des stocks alimentaires… Avant l’effondrement du Royaume-Uni en tant qu’entité unie en Mars-Mai 1985, le pays a probablement connu de nombreux effondrements « localisés », les autorités des petites villes luttant sous le fardeau et la pression de l’aide à un trop grand nombre de réfugiés. A noter que la région de Buxton est entourée de plusieurs grandes villes détruites : Manchester au Nord, Sheffield à l’Est, Stoke-on-Trent au Sud-Ouest, Nottingham et Birmingham au Sud.

L’organisation de la récolte cruciale de l’été 1985

Comment les survivants ont-ils pu finir l’année 1985 et dans l’hypothèse où il reste jusqu’à 11 millions de survivants 10 ans plus tard ? Comme indiqué dans le précédent essai, devait nous rester 700 000 barils de notre précédent stock national. Pour finir l’année, cela veut dire qu’il nous reste un peu plus de 3 000 barils par jour. Comme il s’agissait d’un stock virtuel pour cet essai, et que le film ne le mentionne jamais; il est tout à fait logique qu’il puisse être plus élevé. Une récolte mécanisée nous semble obligatoire pour finir cette année, en parallèle de la mise en œuvre de nouvelles méthodes agricoles (traction animale, labour manuel…). Plusieurs solutions semblent s’imposer : 

  • Un rationnement strict dans les régions agricoles pour conserver l’essence en vue des moissons majeures de céréales entre juin et août
  • Du travail manuel (ou traction animale) pour préparer les champs à la fin de l’année
  • Un redémarrage de la production pétrolière au début de l’année 1985, même à faible volume
  • La réintroduction dès 1985 de véhicules agricoles anciens à charbons

Pour l’année 1984, il était important de déployer de nombreux véhicules agricoles du fait du retard prix sur la récolte et des contraintes pesant possiblement sur les terres agricoles. L’idée ici est d’avoir un lissage pour finir l’année, tout en ayant recours au travail manuel de façon conséquente. L’idée serait donc de mobiliser des véhicules en limitant au maximum leur usage. On peut donc prendre pour référence le chiffre utilisé pour les véhicules non agricoles (soit 0,306 barils/jours). 700 000 barils divisés par 218 jours, cela donne 3200 barils. Ce volume représente potentiellement 10 500 véhicules. Si possible, des véhicules au charbon seront mobilisés là où ils sont disponibles. La transition logique est donc : 

  • Rétablissement de la traction animale et travail manuel (“hoe-farming”) en oeuvre dès le début de l’année 1985 voir avant pour économiser du carburant là où c’est possible
  • Utilisation limitée de l’essence après Mai 1985 avec pic entre Juin-Août 1985 pour la récolte céréalière
  • Montée en puissance progressive de la traction animale et travail manuel (“hoe-farming”) au courant de l’année 1985; l’idée étant que la traction animale devient dominante au cours des années à venir
  • Re-développement vital de l’essence pour assurer la mécanisation des grands récoltes ou travaux agricoles majeurs dès 1986

Pour rappel, les chiffres de l’essai étaient volontairement élevés pour factoriser dans des contraintes lourdes, il est évident qu’autant d’essence n’est pas utilisé par jour par chaque véhicule même dans des conditions difficiles. Mais l’objectif est de rester logique dans la trame développée précédemment. Partant de ce chiffre, il serait logique d’attendre courant 1986 une production pétrolière d’un montant de 3000 barils par jour : Wytch Farm et Mer du Nord très partiellement. Pas forcément utilisés comme tels, mais à minima rationnés pour les récoltes/travaux aux champs et logistique minimale entre comtés/régions. 

Une gouvernance doit se mettre en place comme évoqué plus haut : il faut coordonner les populations, organiser une récolte, travailler ensemble, gérer également les difficultés alimentaires dans de nombreuses régions… Le schéma doit logiquement émerger dans les régions à l’intersection des hubs industriels/miniers et des régions agricoles : production alimentaire et maintien/relance des industries vitales pour la décennie à venir. Il n’est donc pas illogique de penser que le schéma n’est pas linéaire, ni instantané. La fin de la gouvernance centralisée n’est pas le signe de la fin de la coopération entre les individus, notamment les anciens acteurs intégrés aux institutions étatiques, et ce à différentes échelles. Comme évoqué avec le schéma plus haut, ce processus est logiquement en cours avec fusion des populations urbaines/rurales, et figures d’autorités avec ces mêmes populations; et ce depuis au moins une année. Il en est de même pour le succès de la récolte : la population doit déjà travailler dans le monde agricole depuis plusieurs mois. 

Il va également y avoir besoin d’une possible coordination nationale, en tenant compte du risque de fragmentation du territoire national britannique. Ce qui semble le plus juste (et logique) est d’avoir l’organisation suivante : 

  • Le maintien des spécificités agricoles locales (quelque chose de difficilement modifiable du fait de la spécialisation du paysage agricole à l’époque)
  • Une ou plusieurs zones ayant des capacités agricoles combinées supérieures aux autres régions, et ayant donc la légitimité à coordonner la récolte au niveau national
Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Le schéma suivant est proposé avec la désignation de la région du Sud du Pays de Galles aux Midlands comme région motrice. Cela semble logique dans la mesure où cet ensemble géographique concentre potentiellement (en plus de sa position centrale) : la majeure partie des infrastructures industrielles et minières restantes, était historiquement la plus peuplée et possède l’ensemble agricole d’avant-guerre le plus critique (notamment l’Est céréalier) et une diversité agricole conséquente (élevage, légumes, fruits…)

Pour conclure, voici la courbe énergétique requise avec relance de l’essence aux alentours de 3000 barils jours au cours du printemps 1985 avec double comparaison : barils disponibles avec production et sans production. Le crash est inévitable sans production, surtout si les difficultés logistiques sont plus importantes. Par conséquent, la reprise d’une production avec augmentation progressive au cours de la décennie est la voie logique.

Une courbe alternative à la consommation de la première année est également proposée avec les paramètres suivants : 

  • Passage de 40 000 à 30 000 barils/jour pour la récolte en Septembre-Décembre 1984
  • Redémarrage de la production pétrolière en Mars 1985 avec progression de 3000 à 5000 barils/jours à la fin de l’année 1985
  • Augmentation du volume d’essence consommé (autour de 20 000 barils/jour) pour la saison agricole Juin-Octobre 1985

Ruth s’installe dans une communauté agricole

Après la première année, Ruth quitte avec son bébé, comme beaucoup de gens, ce qui reste des villes détruites du pays. La dernière scène où Ruth est vue avant le saut dans le temps se déroule dans une rue détruite où elle a essayé d’acheter un rat, ce qui signifie qu’elle aurait pu se déplacer dans ce qui reste d’une ville détruite d’avant-guerre. Bien qu’elle soit ce que beaucoup de gens considèrent comme « un fardeau » en période de crise, elle a apparemment été acceptée avec son bébé, ce qui contredit de nombreux récits communément admis. Sinon, le sort de Ruth et Jane aurait été pire que celui de Bridget O’Donnel et de ses enfants pendant la famine irlandaise. Elle fait à ce moment là ce que font les autres : cultiver des terres dans une petite communauté agricole, tout en essayant de prendre soin de sa fille.

Avec seulement des outils de base, et sans engrais, peu de tracteurs et produits agrochimiques; les temps étaient difficiles. Étant donné que de nombreuses personnes n’avaient aucune ou très peu d’expérience en matière de production agricole, cela a probablement nécessité de nombreux essais et erreurs. Du fait de gravité de la crise de Mars-mai 1985, et en raison des comportements imprévisibles de certains survivants et militaires, les gens étaient probablement disposés à vivre davantage dans des communautés plus « durables » ( au niveau du « village/comté »); où la confiance, la protection et la coopération comptaient plus que le progrès sociétal et industriel. 

Le fait que certains militaires ou fonctionnaires auraient pu prendre la direction de certaines de ces communautés ne change rien au fait qu’il est impossible de démarrer un réseau électrique et même de reconstruire une industrie « de bas niveau » sans machines ni source d’énergie; et plus important encore, sans production alimentaire continue au fil des ans. Il était difficile de faire plus que survivre – au début du moins – surtout lorsque les maladies ou les mauvaises récoltes pouvaient décimer la population; et sans organisation nationale et probablement seulement des restes hyper-localisés des RSG. S’ils étaient obtenus, les succès agricoles étaient probablement le résultat d’une combinaison d’expertise agricole passée (même si elle était aux prises avec l’effondrement de la mécanisation et devait s’adapter), de la fusion des anciennes autorités avec les populations locales (pour coordonner/diriger), de la géographie, de la diversité/paysage agricole d’avant-guerre, du sol, de la disponibilité des semences et des personnes.

Du fait des contraintes du paysage agricole britannique moderne très spécialisé dans certaines régions (et ce dès les années 1980), du manque de connaissance agricoles d’une partie des survivants notamment ceux des villes, d’un besoin urgent de coordonner une récolte dans des conditions précaires un an après l’attaque : il a fallu être capable très tôt et très vite, peut-être même avant Mars-Mai 1985, de se coordonner à une plus grande échelle : à minima le comté dans certaines parties du pays, et sans doute la région dans d’autres endroits. Et surtout, il a fallu qu’une structure de gouvernance émerge pour permettre à près de 4 à 10 millions de personnes (chiffres du film) de survivre une décennie plus tard.

La vie en communauté agricole

Même si c’était du point de vue économique une forme de retour à « l’époque médiévale/pré-industrielle », nous parlons d’Hommes et de Femmes du 20e siècle plongés dans un monde régressif en moins d’un an. Nous ne pouvons que deviner quelques éléments sur la façon dont les gens auraient pu vivre et travailler les uns avec les autres. L’effondrement et la disparition de la société d’avant-guerre ont probablement été extrêmement difficiles pour des personnes habituées à exercer de hautes responsabilités, issues des classes supérieures ou exerçant uniquement des emplois intellectuels et de bureau. Malheureusement, le tissu social d’avant-guerre n’existait plus, ce qui signifie que de nombreuses personnes sans compétences pratiques étaient fortement dépendantes (au moins pendant longtemps) des autres et de ce qui restait de du tissu social pour subvenir à leurs besoins; conduisant inévitablement à la frustration et au ressentiment lorsque les personnes de statut inférieur étaient plus utiles et obtenaient plus de reconnaissance.

Les enfants ont probablement été les plus touchés par ce qui s’est passé ensuite. Face à la disparition de nombreuses normes sociétales, les enfants ont été essentiellement invités à travailler comme leurs parents, ce qui a conduit au développement de l’analphabétisme pour beaucoup et à la disparition de l’enfance. En ce qui concerne le statut des Hommes et des Femmes au cours de la décennie perdue, il est peu probable que la société britannique soit revenue à une sorte de monde « patriarcal », et les scènes dans les champs montrent un fardeau partagé. Les femmes survivantes dans notre contexte étaient largement instruites et conscientes de leurs capacités. Bien sûr, cela n’empêche pas l’exploitation et les abus, comme lors de la scène où Ruth tente d’acheter des rats et est obligée de « se vendre » pour nourrir son bébé. D’après ce que nous voyons 13 ans plus tard, il y a de très jeunes enfants, c’est-à-dire que certains d’entre eux sont obligatoirement nés au cours de la décennie perdue. Mariage ou pas, les Hommes et les Femmes auraient inévitablement des relations. Le problème pour de nombreuses femmes sur ce sujet était probablement une grossesse inattendue (étant donné l’absence totale de contraceptif) et le risque élevé de mortalité pour les femmes enceintes et leurs nouveau-nés.

Étant donné que le pays était historiquement un pays de « common law », les gens auraient facilement pu appliquer ces principes dans leur vie quotidienne, car les communautés très unies avaient probablement recours aux coutumes et aux lois non écrites. La préséance compte davantage dans les petites communautés lorsque l’on veut régler un conflit. L’absence d’un code pénal/civil rigide permet également une adaptation lorsque de nouvelles situations surviennent, ce qui est impossible lorsque la loi est écrite et nécessite des amendements.

En dehors de ces sujets, leur société a probablement été pendant un certain temps un mélange d’habitudes d’avant-guerre et d’après-guerre. Notant que peut-être certaines célébrations ont également survécu si elles étaient liées à l’agriculture comme le « Plough Monday » et le « May Day », mais seulement sous une forme très réduite.

Qu’aurait-il pu en être du devoir de mémoire aux morts des bombardements atomiques et des événements de la première année ? Historiquement, les sociétés qui ont traversé des épisodes graves (Holodomor, Shoah, bombardement d’Hiroshima et Nagasaki, famine au Bengal ou encore la collaboration avec l’Allemagne Nazie…) refusent souvent de parler pendant plusieurs générations de ces sujets. Les raisons sont nombreuses : honte et culpabilité des survivants/acteurs, souvenir douloureux, traumatisme, incapacité à expliquer l’impensable, sidération… Dans notre contexte, il serait donc peu probable que durant les 10 années le sujet soit évoqué publiquement; ou même que des commémorations aient lieues. Le sujet ne serait sans doute pas évoqué/discuté avec les enfants. Peut-être le sera-t-il entre survivants de l’évènement. La société à l’écran est engagée dans un processus difficile de reconstruction et le besoin d’aller de l’avant, ce qui aurait limité la volonté des survivants d’en parler. Un sujet qui pourrait raviver des dissensions difficiles à gérer entre survivants (notamment le programme “travail-contre-nourriture”) dans un contexte où un effort collectif massif est requis.

Tous ces facteurs combinés peuvent expliquer pourquoi Jane est ce qu’elle est dans le film. Une jeunesse difficile dans une petite communauté agricole. Le manque d’alimentation appropriée et diversifiée – un fait très probable au cours des premières années dans de nombreuses communautés agricoles ayant dû tout reconstruire – entraîne invariablement un retard de développement chez les jeunes, avec plusieurs troubles de l’apprentissage et de la mémoire. En l’absence de système éducatif formel et du fait de la priorité donnée à l’agriculture les premiers mois (et années), le travail était probablement largement prioritaire par rapport à l’éducation formelle. Dans des conditions normales, les enfants peuvent apprendre à parler facilement car ils entendent les adultes parler et reproduisent essentiellement ce qu’ils font. Le fait est que de nombreuses personnes parlent parfaitement leur langue maternelle tout en étant analphabètes. Le mutisme sélectif des survivants aurait pu conduire à un manque d’interaction significative avec les jeunes, hormis l’ordre et l’encadrement dans le travail (« fait ça », « donne-moi »… un peu similaire à ce que Jane et d’autres enfants peuvent dire plus tard dans le film « Donne! Donne! », « Bébé arrive »), conduisant au « délabrement » (au sens seulement de la forme verbale, pas des capacités intellectuelles du locuteur) de la langue anglaise moderne. Notant également, concernant Jane, la perte de sa mère alors qu’elle était jeune (10 ans); tout en considérant que Ruth a probablement fait le maximum pour elle. Vous ne tenez pas la main de vos enfants lorsque vous mourrez si vous ne vous en souciez pas.

Concernant ses capacités intellectuelles, parler un anglais approximatif n’est pas une preuve de retard mental. Quand quelqu’un est capable de capturer un lapin seul et sans outils, de travailler dans les champs, d’effectuer des tâches « industrielles » (même si elles sont aussi basiques que recycler des vêtements; ce qui nécessite quand même de la dextérité, de recevoir/comprendre des ordres, et de travailler en équipe) et de planifier le un vol de pains avec d’autres personnes; cela pointe clairement vers l’adaptabilité que vers une déficience mentale. Son apparente froideur a probablement plus à voir avec ce dont elle a potentiellement été témoin durant son enfance : maladies généralisées, faim, manque d’interactions significatives, travail depuis son plus jeune âge, éventuellement violence… Comme beaucoup de personnes en ces temps troublés et difficiles, elle était habituée aux dures réalités du nouveau monde. Pour conclure sur cette partie, le fait qu’elle ait pris des vêtements et des objets de sa mère décédée n’a pas grand-chose à voir avec un « pillage de tombe ». On parle, pour être clair, de : un peigne, une cuillère et un foulard. Quelque chose qui est loin de pouvoir être assimilé à l’acte de profaner un mort; surtout quand on sait ce que certains soldats pendant les guerres napoléoniennes faisaient à leurs semblables décédés, allant jusqu’à leur voler leurs dents en or et leurs bijoux. Précisant également qu’il s’agissait des objets de sa mère, dont elle aurait hérité. Pour conclure, dans de nombreuses cultures, la mort n’est pas considérée comme aussi sacrée et importante que dans notre monde. Cela ne rend pas les gens moins humains.

Aborder la scène finale du film Threads est également important. Contrairement à une croyance répandue : les fausses couches ou les mortinaissances sont des choses courantes, même selon les normes médicales modernes. L’attaque nucléaire a eu lieu il y a plus de dix ans et Ruth était déjà enceinte avant cet événement. La naissance de Jane a eu lieu plusieurs mois après. Mis à part sa façon de parler anglais (quelque chose de culturel et partagé par d’autres enfants; qui ne préjuge en rien de ses capacités intellectuelles, qui sont d’ailleurs démontrées à l’écran), Jane ne présente aucun signe extérieur d’inaptitude physique. Beaucoup de choses auraient pu être en jeu (et non abordées volontairement par le film). Par exemple l’absence totale de contrôle médical et d’échographie pour évaluer l’état de santé du bébé pendant la grossesse. Le fait que l’âge « optimal » pour être enceinte est généralement considéré comme se situant entre 20 et 30 ans pour les femmes. Jane n’avait que 13 ans lorsqu’elle a décidé de chercher un hôpital pour accoucher. Il convient de noter que la grossesse est probablement liée au fait qu’elle a été agressée et violée par un autre garçon après avoir volé du pain.

Concernant l’évolution du langage, ce qui s’est probablement produit est ce que nous appelons en linguistique une « évolution du langage ». Toutes les langues modernes (français, anglais, allemand…) ont évolué à travers le temps. Nous avons eu ainsi le vieil anglais utilisé pour écrire Beowulf, puis le Early Modern English (anglais élisabéthain ou anglais shakespearien) pour écrire Hamlet… Plusieurs causes peuvent expliquer l’émergence du « New English » à la fin du film : une économie du langage (être plus efficace pour exprimer ce que l’on veut ou faire), le monde culturel où grandissent les enfants (où la langue est réduite à son usage le plus simpliste : demander quelque chose, donner l’ordre…)… Même si c’est une seule scène, ce qui est montré aux enfants à la télé lors du cours d’anglais est très basique : « un chat… un squelette de chat ». C’est bien sûr bien mieux que ce qui existait (ou n’existait probablement même pas) pendant l’année de l’effondrement du Royaume-Uni et la décennie perdue qui a suivi, mais il est également difficile de maintenir une langue uniquement avec une grammaire primitive. Vous avez besoin de livres, d’histoires et d’interactions significatives entre les gens d’avant-guerre et des enfants en pleine croissance… Toutes ces choses s’améliorent lentement, même avec de la bonne volonté. Reconstruire une forme d’anglais « développée » prendra du temps.

Qu’est-ce qui a été récolté ?

Concernant ce qui aurait pu être produit au « niveau national », mon article précédent, qui utilisait à titre d’illustration les chiffres de la production céréalière de 1983 (22 million de tonnes), indiquait que seulement 25 % de la récolte d’avant-guerre avait été récoltée, soit environ 5,4 millions de tonnes (nets de semences, pertes…). 

Une quantité, bien sûr, qui aurait pu être plus élevée et sensible aux variations régionales (certaines régions ont probablement pu récolter beaucoup de céréales même si la quantité a diminué, alors que d’autres ne l’ont pas pu; ce qui explique aussi la reprise inégale et l’effondrement). Il s’agit du pire des cas à titre indicatif (le montant aurait pu être bien plus élevé, surtout avec des effets climatiques moindres). Il n’en demeure pas moins que tout le système était dépendant des céréales, dont la production était compromise même avec de meilleures conditions climatiques : mécanisation, carburant, transformation… Une occasion manquée de se tourner vers d’autres cultures. 

En raison de la violence, des maladies, de l’hiver, de la famine, et de médicaments, on peut estimer que le minimum indiqué par le film de 4 à 10 millions de personnes est atteint entre 1 à 3 ans après l’attaque (sur 36 millions de survivants après l’attaque nucléaire). Une partie de cette récolte a probablement été thésaurisée ou volée lors de l’effondrement de la gouvernance centralisée entre Mars et Mai 1985. Mais la présence d’autant de survivants une décennie plus tard impose logiquement une récolte en 1985 et les années suivantes.

Concernant les 4 à 10 millions de survivants, notons l’erreur historique du film qui parle d’un niveau de population médiéval. Le Royaume-Uni n’existe pas au Moyen-Age et les premières statistiques unifiées (démographiques/agricoles) datent principalement de 1801. Ces chiffres évoquent plutôt la courbe de population de l’Angleterre seule entre le 16ème-17ème siècle et l’explosion démographique au cours de la révolution industrielle dans les années 1800. Les chiffres du Moyen-âge seraient plutôt autour de 2 à 4 millions de personnes (pic atteint avant la peste noire en 1348). Le chiffre de 10 millions de survivants est intéressant au vu du contexte historique britannique, car il s’aligne avec les premiers signes de faiblesse du secteur agricole dans les années 1800 conduisant en 1846 à l’abolition de la Corn Law (loi sur les céréales visant à limiter les importations au Royaume-Uni).

D’un point de vue purement logique, ce qui est montré à l’écran (soit la remise en route de structures industrielles et minières) implique une population plus large que celle du Moyen-âge pour plusieurs raisons : 

  • Tout d’abord, parce que cela implique la survie de nombreux savoirs (industriels, techniques, organisationnels, agricoles…) difficiles à soutenir dans un contexte d’effondrement démographique aussi brutal voir presque total. 4 millions de personnes comparées à la population de 1983 (56 millions), c’est seulement 7% de la population. Quelque chose de plus raisonnable serait autour de 15%-20%
  • Dans le contexte agricole du film (retour à des méthodes anciennes avec peu tracteurs ou moissonneuses batteuses) cela implique une masse agricole productive pour libérer des personnes sur d’autres tâches, quelque chose qui semble plus difficile avec une population aussi brutalement amoindrie. A titre d’exemple, après la peste noire en 1348, la population du Royaume-Uni n’a retrouvé ce niveau qu’après les années 1700. Dans notre contexte, il y a donc un risque que la population stagne ainsi à un très faible niveau, limitant les possibilités d’expansion agricole, sociétales et technologiques
  • Une aussi faible population implique un territoire extrêmement peu peuplé et donc peu dense, ce qui risque inévitablement de fortement limiter la capacité des survivants à se coordonner sur de longues distances, un problème majeur sur le plan agricole à moyen terme, et quelque chose d’encore plus problématique pour coordonner agriculture et charbon sur de grandes régions

L’effondrement de la gouvernance centralisée et donc la disparition de la nécessité de réaliser des objectifs bureaucratiques et abstraits par les RSG et/ou le gouvernement central britannique, bien que désastreux à court terme, a probablement été en fait une « chance » pour de nombreuses personnes. 

Avec l’émergence de premières formes de communautés et de gouvernance extrêmement locales, et parce que les autorités (militaires et fonctionnaires) ont fusionné avec la population locale, pendant et après la crise : des efforts auraient pu être mis en place pour sécuriser ce qui restait disponible pour la prochaine récolte. Bien que cela fût malheureusement injuste pour les régions extrêmement touchées, les moins impactées d’entre elles auraient pu organiser leur propre sécurité alimentaire (surtout pendant la famine) et se concentrer sur la mise en œuvre d’objectifs agricoles réalistes, et surtout : sécuriser les semences pour la récolte à venir. Le fait est également que les cercles agricoles ne sont pas un « événement unique » mais un processus entrelacé de plusieurs produits plantés et récoltés à des moments différents de l’année : céréales, légumes, fruits… Le fait est que beaucoup de survivants étaient probablement des personnes vivant déjà à la campagne et possédant des connaissances utiles en matière agricole, alors que malheureusement, la plupart des personnes décédées étaient probablement des citadins. 

Pour soutenir cette population, et comprendre pourquoi les systèmes agricoles (même de subsistance) nécessitent une certaine organisation et planification, imaginons que l’on veuille nourrir tout le monde avec des céréales « à l’échelle nationale ». Un absurdisme total dans notre contexte : tout le contraire de ce que nous devrions faire. Surtout lorsqu’il s’agit ici de mettre en œuvre un mix de cultures (céréales, légumes, fruits, plantes-racines, aliments sauvages…) et non une monoculture céréalière, mais les céréales offrent plusieurs perspectives pour comprendre un système agricole. 

Il existe plusieurs méthodes pour calculer combien de tonnes de graines sont nécessaires pour produire autant de tonnes de céréales. En raison de la régression du système de production agricole, il est plus probable que les rendements soient très inefficaces au début. Peut-être un ratio de 1 graine plantée pour 4 graines récoltées dans certaines régions très improductives. Avec moins de tracteurs et moissonneuses-batteuses, on ne peut pas immédiatement adapter au travail manuel des décennies – voir un siècle – de culture céréalière conçue pour l’agriculture mécanisée. 

Les rendements devaient être très faibles voire insuffisants au début. Étant donné que le système agricole n’était pas conçu pour une transition brutale vers la culture manuelle (en particulier les céréales), de nombreux points vont poser problème à court terme, comme la lutte antiparasitaire et le raffinage. De nombreux travailleurs vont être nécessaires pour produire ces céréales. On peut estimer (qu’il s’agisse de céréales ou d’autres produits agricoles) que 15% à 25 % de la récolte nécessaire pour la suivante et que 60 à 70 % des survivants participent à des travaux agricoles.

La dernière scène avant le saut narratif : les survivants s’organisent collectivement avec de simples outils pour cultiver la terre

Mais le retour de l’industrie 13 ans plus tard dans le film implique une base agricole solide, quelque chose que l’on ne peut atteindre sans un niveau régulier de production alimentaire, et plus important encore : une organisation sociale fonctionnelle, des efforts coordonnés de travail, de stockage et de transformation de la récolte; même à bas niveau. Le film se refuse malheureusement à discuter de ce sujet crucial en refusant d’évoquer la géographie, les outils et les cultures possibles :

« Deuxième récolte et récoltes suivantes :

  • Pas d’engrais
  • Pas de produits agrochimiques
  • Cultures sensibles aux virus, aux maladies et aux insectes »

Le fait est que la reprise agricole s’est produite plus probablement dans les zones de culture de racines/tubercules/légumes/légumineuses : elles sont relativement faciles à cultiver, à produire, à stocker, riches en calories et bonnes pour les besoins nutritionnels, et constituent le meilleur choix pour une production alimentaire rapide. Même avec un minimum d’efforts, on peut s’attendre à des rendements confortables. Les céréales sont certes importantes, mais il est difficile d’obtenir des rendements élevés dans un paysage agricole fragmenté et sans agriculture mécanisée. Ce qui a probablement été fait, c’est de se concentrer sur les produits agricoles « peu complexes » dans les premières années, tout en augmentant et en améliorant progressivement les rendements céréaliers. Cette carte illustre le raisonnement pour expliquer pourquoi cela aurait pu se produire dans l’Est de l’Angleterre ou peut-être en Écosse autour d’Édimbourg (diversité agricole historique, expertise, lieux où se sont très probablement concentrés de nombreux efforts et personnes lors de la mauvaise récolte entre Septembre et Décembre 1984 dans le film, proximité immédiate avec le charbon…) :

La carte tout à gauche montre plusieurs zones possibles pour les scènes de fin du film. Les trois cartes à droite (dans l’ordre tubercules/racines, charbon et blé) montrent l’importance de l’Est de l’Angleterre comme zone agricole et charbonnière

Sur le plan démographique, le déclin de la population s’est produit relativement rapidement. Sans une stabilisation rapide de la population (comme un déclin continu au cours de la décennie), les scènes finales sont peu plausibles, car étant donné la nature intensive du travail manuel dans le domaine agricole attesté par les scènes ultérieures : plus il y a de personnes qui meurent chaque année, moins de nourriture est récoltée, d’où l’impossibilité d’avoir des surplus et de se concentrer sur des tâches non liées à l’agriculture. Un déclin continu entraînera également de graves problèmes de préservation des connaissances au fil du temps.

Le film semble s’être basé sur ces éléments du livre War Plan UK de 1982 par Duncan Campbell tirés d’analyses officielles : « Ces analyses indiquent toutes un taux de mortalité national rapide largement supérieur à 50 %, compte tenu des difficultés méthodologiques. L’ultime contrainte qui pèsera sur la population au cours des premières années suivant l’attaque sera le niveau de population viable pour l’agriculture de subsistance qui ne semble pas devoir dépasser, au maximum, vingt millions d’habitants. Au cours de cette période, les survivants seront confrontés à une mortalité élevée due à la maladie des radiations et à la maladie épidémique, à la famine et à l’exposition, et probablement à la lutte armée pour les ressources disponibles et le contrôle social. Les personnes âgées et les très jeunes auront été pratiquement éliminés de la population post-attaque, et peu d’enfants conçus dans les mois précédant ou suivant l’attaque auront une chance de survie. Une partie de la génération pourrait être perdue. Le niveau de population le plus bas pourrait être atteint trois à huit ans après l’attaque, après un déclin en dessous de dix millions – à condition, bien sûr, que les retombées accumulées et la poussière atmosphérique n’aient pas altéré l’écosystème au point de décimer la production agricole potentielle, même au niveau de subsistance. » 

Le pourcentage de 50% de victimes immédiates lors d’une attaque nucléaire (28-29 million) nous semble extrême puisqu’il impliquerait une attaque massive concernant presque exclusivement les ensembles urbains (des plus grandes conurbations aux villes moyennes), ce qui nous semble poser des problèmes logistiques d’un point de vue militaire, puisqu’une attaque intégrerait des infrastructures, des ports, des bases militaires… Certaines conurbations pourraient nécessiter plusieurs frappes également. Dans un précédent travail publié sur Medium sous le titre “The consequences of a nuclear war : case study on 80s UK”, le chiffre de 20 million peut déjà être très “théorique” du fait des contraintes logistiques pour les planificateurs militaires.

Ensuite, le portrait apocalyptique nous semble problématique. Le livre parle de lutte armée tout en mentionnant l’existence d’un contrôle social. Des notions qui nous semblent antinomique. Un monde survivaliste ne s’embarrasse pas de structures sociales. Si des personnes vulnérables risquent de mourir, le livre semble oublier que cela serait avant tout le fruit d’un manque de solidarité ou de protection des plus faibles. Le livre reprend une assertion, peut-être véritablement écrite, mais problématique sur la mort inévitable des jeunes enfants après un tel événement; sans l’étayer au passage. De même que pour le concept de génération perdue.

Le chiffre de 20 millions de personnes nous semble tout d’abord discutable concernant un modèle agraire basé sur de l’agriculture de subsistance primitive. On retrouve un peu le même schéma que dans le film : un chiffre qui n’est pas corrélé à la moindre réalité géographique, agraire et matérielle. Le passage insiste énormément sur les risques de cancers et leucémies qui impliquent une exposition massive de toute la population du Royaume-Uni aux radiations, à des niveaux critiques. Une réalité qui devrait normalement concerner essentiellement les populations urbaines, malheureusement déjà fortement impactée par les bombardements. Le schéma démographique ne nous semble pas cohérent au vu de nos connaissances historiques : les chocs démographiques majeurs se produisent en général dans les années immédiates (1 à 3 ans par exemple) et non pas 3 à 8 ans plus tard. Le sujet écologique est évoqué sans plus de détail.

Etant obligé également de mentionner le parti pris de l’auteur sur son propre sujet, dont le résumé en est la meilleure preuve : « Les plans secrets de défense civile prévoient de fermer les routes aux réfugiés, d’interner les manifestants et les pacifistes et de saisir les réserves de nourriture et de carburant. Il n’y aura pas de secours ni d’aide médicale pour les personnes piégées et mourantes à la suite d’une attaque nucléaire. Des millions de personnes mourront dans les zones ciblées par les attaques nucléaires, conséquence directe des politiques gouvernementales en matière de défense civile. » Un postulat imprudent quand le livre lui-même évoque avec force et détails les discussions intensives du gouvernement de l’époque sur l’ensemble des sujets, aussi difficile cela soit-il.

Indépendamment de toutes ces informations, le sujet reste le film. Et le film nous montre des activités et des infrastructures (école, charbon, électricité…) qui vont requérir : une coordination sociale, une gouvernance, une société fonctionnelle, une stabilisation démographique rapide et surtout des surplus agricoles. Le modèle qui s’impose est celui d’un modèle agraire largement sorti de la subsistance primitive, et d’une courbe démographique stabilisée au cours des premières années. 

Deuxièmement, l’exigence d’une production alimentaire stable pour les dernières scènes signifie qu’une « boucle positive » inévitable s’est produite au cours de la décennie avec plusieurs facteurs en jeu : amélioration (même progressive) de la production alimentaire, sélection des cultures, conservation des semences, re-développement d’un tissu social pour un travail coordonné, transfert et conservation des connaissances, meilleur stockage…

Troisièmement, la courbe agricole proposée par le film nous semble quasi insurmontable dans un tel contexte : perte totale de mécanisation, aucun animal de traction et uniquement la houe comme outil visible à la fin de la première année (ainsi qu’une décennie plus tard). Une courbe plus réaliste (détaillée avec la question des outils et du bétail dans la section suivante; ainsi que dans une section plus loin concernant la possible courbe de ré-développement de l’agriculture) nous semble nécessaire avec les quatre éléments suivants : 

  • Au moins une dernière récolte mécanisée en 1985 (une autre peut-être en 1986), malgré le probable chaos ambiant, dans les régions céréalières clés (blé comme orge) pour garantir des céréales permettant d’affronter plus sereinement le choc de la dé-mécanisation inévitable du fait de l’épuisement des stocks d’essence ou leur péremption
  • L’obligation du maintien d’un bétail (bovins notamment ainsi que chevaux si possible) pour garantir l’existence de la traction animale nécessaire au labour, lui-même nécessaire au maintien puis re-développement progressif des rendements céréaliers,  sujet détaillé dans la section suivante
  • Une priorisation, comme évoqué plus haut, des cultures des racines/tubercules comme “bouée de sauvetage” sur le court terme, en particulier pour franchir ce que l’on pourrait qualifier de “falaise logistique et organisationnelle” avec la période Mars-Mai 1985, et sur le long terme dans un contexte de re-développement progressif des rendements céréaliers
  • L’obligation d’une gouvernance et d’une société, sans doute sous l’égide (comme expliqué plus loin), d’acteurs institutionnels passés

Outils et bétail

Le film reste très silencieux sur la façon dont les survivants ont pu travailler dans les champs ainsi que sur les outils utilisés (à l’exception de la houe). Le Royaume-Uni a pourtant une histoire où l’agriculture a dû parfois faire appel à une grande force manuelle pour produire sa nourriture. On peut citer à cet effet la Women’s Land Army qui a mobilisé les femmes dans les champs lors de la Première et Second Guerre mondiale, ainsi que les Jardins de la Victoire pendant la Seconde Guerre mondiale. On prendra quelques libertés avec le film en discutant notamment des animaux. Le film est mystérieux sur le sort du bétail britannique dans le film. Malgré sa possible décimation après les événements de la première année, nous pensons qu’il ne serait pas raisonnable de penser qu’il n’y en a plus du tout. Ils sont notamment indispensables pour de nombreux travaux agricoles à grande échelle, notamment pour le labour en vue des récoltes de blé. La présence de survivants une décennie plus tard et l’existence d’activités non-agricoles témoignent d’une agriculture n’étant pas cantonnée à la subsistance primitive; même si au début, le travail manuel sous forme de “hoe-farming” a sans doute été très prédominant pour des raisons évidentes dans de nombreuses régions. La logique veut donc que la base agricole soit plus solide que la simple agriculture primitive, d’autant plus que le film lui-même mentionne une population entre 4 et 10 millions d’individus, un montant qui implique une base agricole solide.

Ce dernier point nous oblige à discuter de la viabilité de l’agriculture de subsistance basique au Royaume-Uni (au sens où nous l’entendons aujourd’hui). Elle ne nous paraît pas viable pour des raisons d’ordre géographique et physique mentionnées plus haut avec les cartes : la configuration du pays limite un développement agricole diversifié dans de nombreuses régions du pays, une nécessité dans un contexte où les survivants vont avoir besoin d’exploiter au maximum le levier agricole pour repartir de l’avant.

Le Royaume-Uni dans les années 1980 n’était pas aussi agricole que par le passé : spécialisation régionale, relative faiblesse de la main d’œuvre et faible poids dans l’économie. Le paysage agricole moderne n’a rien à voir avec celui du passé. Si par le passé on en faisait partout pour des raisons évidentes, comme avec les runrig Ecossais, ce n’était plus le cas dans les années 1980 (et même aujourd’hui). Pour y arriver, il faudrait déplacer outils, bêtes et semences dans des régions inadaptées ou inexploitées depuis longtemps, ce qui serait un non sens. Il faudrait même déplacer de la terre voir construire des nouveaux systèmes d’irrigation dans des régions peu voire pas agricoles, une contrainte impensable dans notre contexte. On va devoir exploiter les terres agricoles telles qu’elles se présentent : là où elles sont fertiles, là où sont les cultures, les outils, les compétences et le bétail.

Il y a également confusion, nous semble-t-il, entre une agriculture à forte intensité de main d’œuvre (notre cas ici) et l’agriculture de subsistance. Pendant des siècles en Europe, l’agriculture était peu mécanisée mais avait dépassé le stade de la subsistance. L’agriculture de subsistance est parfaitement adaptée dans des contextes agraires où le modèle est historique (voir culturel), mais comme son nom l’indique il s’agit de subsister : tout le monde se contente du fruit de son propre champ. Le chiffre de 4 à 10 millions de personnes sur le sol Britannique, les contraintes physiques du territoire et la présence d’activités non-agricoles à l’écran nous obligent à penser un modèle à forte intensité de main d’œuvre.

Concernant d’ailleurs la main d’œuvre, le Royaume-Uni en 1983 comptait peut-être quelque comme autour d’un million de personnes travaillant dans l’agriculture (fermiers, travailleurs agricoles, épouses, administrateurs, gérants…) en témoigne ces statistiques : 

Sur une population d’environ 56 millions d’habitants, cela ne représente au total que 1,7% de la population d’avant guerre. Va donc naturellement se poser la question du devenir et de l’apprentissage des survivants sans compétences agricoles. La seule solution possible pour soutenir une population située entre 4 et 10 millions d’individus dans un pays aussi peu agricole – en termes de population agricole – étant évidemment la mise en œuvre d’un effort collectif d’apprentissage, d’encadrement et d’entraide. Une structure de gouvernance – même locale et décentralisée comme discuté plus tard – est donc nécessaire pour réorienter les efforts/compétences vers l’agriculture, coordonner et apprendre une nouvelle vie à des millions de personnes; et surtout garantir la réussite des récoltes, le stockage des semences, la planification et la transformation. Un effort nécessairement commencé sous l’égide des autorités avec la récolte de Septembre-Décembre 1984 dans de nombreuses régions agricoles clés, et poursuivi à la fois par évidente nécessité de survie et logique à d’autres échelles par la suite. 

Un autre sujet concernant le besoin de coordination/échange à plus large échelle est celui de la densité agricole. A titre de comparaison, voici la superficie de deux régions agricoles de l’Est de l’Angleterre (Lincolnshire et Norfolk) en 1983 : 

  • Lincolnshire : 3800 kilomètres carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 6 977 kilomètres carrés de superficie; soit 55% du territoire sous cultures
  • Norfolk : 3120 km carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 5 384 kilomètres carrés de superficie; soit 57% du territoire sous cultures

On peut prendre à titre de comparaison trois comtés très agricoles de l’Ouest (Oxfordshire, Hereford and Worcester et Shropshire) :

  • Oxfordshire : 1 140 kilomètres carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 2 605 kilomètres carrés de superficie; soit 43% du territoire sous cultures
  • Hereford and Worcester : 1 130 kilomètres carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 3 912 kilomètres carrés de superficie; soit 25% du territoire sous cultures
  • Shropshire : 1 000 km carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 3 488 kilomètres carrés de superficie; soit 30% du territoire sous cultures

On peut également prendre une région du Sud-Ouest britannique comme Devon :

  • Devon : 730 kilomètres carrés de surfaces agricoles (cultures hors pâturages) pour 6 707 kilomètres carrés de superficie; soit 11% du territoire sous cultures

Ces faibles pourcentages dans l’Ouest de l’Angleterre pointent vers un paysage agricole très fragmenté et peu dense, qui se traduit probablement par de grandes distances entre des champs destinés à des cultures (céréalières, racines, tubercules, fruits…). Toutefois, le nombre de survivants une décennie plus tard, soit selon le film lui-même plus de 4 à 10 millions d’individus, va donc nécessiter l’existence de réseaux de communications et une coordination qui dépasse le simple village, les survivants étant dans l’impossibilité d’être totalement indépendants ou coupés du monde dans de nombreuses régions agricoles, notamment à l’Ouest; pour des raisons d’ordre alimentaire, agricoles mais aussi humaines. Cela ne nécessite au moins une capacité à se déplacer physiquement, à communiquer régulièrement et à échanger avec ses voisins à l’échelle d’un comté ou au moins de plusieurs villages, voire petites villes.

La houe

L’instrument le plus évident dans le film a de nombreux usages dans le monde agricole. On peut bien entendu s’en servir pour creuser des sillons et planter, mais également pour le désherbage. C’est un outil associé à l’agriculture de subsistance mais également à la culture des racines et tubercules. Il en existe de plusieurs formes, parfois sous forme de fourches.

Ministry of Information Photo Division Photographer, Public domain, via Wikimedia Commons

Araire ou charrue

Jamais montrés dans le film, l’araire et la charrue sont incontournables pour tout système agricole qui souhaite dépasser le stade de la simple subsistance. Les deux instruments effectuent le même travail, l’araire étant tout simplement l’ancêtre de la charrue. Cette dernière est plus performante que l’araire car elle va creuser le sol en profondeur pour fabriquer des sillons. Elle est indispensable pour des cultures comme le blé ou l’orge par exemple. Elle peut normalement être tractée par des chevaux mais aussi des bœufs, ou plus exceptionnellement par la force humaine. 

Public domain, via Wikimedia Commons

Si on s’intéresse à l’Angleterre seulement (et pas l’ensemble du Royaume-Uni), il y avait une population assez importante de bovins en témoigne ces statistiques agricoles de 1983 : 

Statistiques du gouvernement britannique en 1983 sur les bovins en Angleterre (Source : Agricultural Statistics United Kingdom 1983, MINISTRY OF AGRICULTURE, FISHERIES AND FOOD DEPARTMENT OF AGRICULTURE AND FISHERIES FOR SCOTLAND DEPARTMENT OF AGRICULTURE FOR NORTHERN IRELAND WELSH OFFICE)

La statistique mentionne un total de près de 8 millions d’animaux en 1983. A savoir quelle proportion de ces animaux aurait pu, si cela avait été vrai, être utilisé pour faire du labour : nous n’avons pas la réponse, de même que pour leur répartition géographique exacte. Toujours est-il que la population de ces animaux était relativement conséquente. La possibilité reste donc ouverte, et c’est une condition indispensable pour que les scènes de fin soient réalistes. Ce qui implique que des efforts aient été réalisés pour préserver le bétail dans de nombreuses régions du Royaume-Uni, et ce lors de l’année ayant suivi l’attaque sur le pays. Une forme de retour aux sources dans un pays ayant largement eu recours à la traction animale, témoignage avec ces cartes postales des années 1920-1930 dans le Sussex par le photographe Arthur Cecil Fricker :

Mais malgré cette contrainte technique (à savoir la traction animale), la photo suivante prise pendant la Première Guerre Mondiale en France nous rappelle aussi que parfois, les Hommes (ici les Femmes) sont capables d’effort difficiles et collectifs pour parvenir à leurs objectifs (ces trois femmes tirent une charrue pour labourer un champ) :

National Archives at College Park, Public domain, via Wikimedia Commons

Et le commentaire, presque spirituel, de l’époque sur cette photo :

Femmes héroïques de France. Attelées à la charrue, elles cultivent la terre. Toute l’agriculture repose sur leurs épaules. Sans se plaindre, avec une attitude qui relève presque de l’exultation religieuse, la femme de France porte le fardeau…

Une solution loin d’être pérenne, mais probablement nécessaire dans certaines régions. Pour conclure sur le besoin de labourer efficacement, des outils simples (qui auraient pu être fabriqués avec peu de matériaux) comme ceux sur cette photo auraient pu assister nos survivants dans leurs tâches agricoles du quotidien (au moins au début le temps de mettre en œuvre des moyens plus efficaces) :

Faux

Largement remplacé aujourd’hui par les moissonneuses-batteuses, la faux était l’outil traditionnel pour récolter les blés dans les champs au moment des moissons.

Babcia Hania, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

La faux demande une certaine dextérité et la réalisation de mouvements précis. Son utilisation nécessite la coordination de plusieurs ouvriers agricoles travaillant le plus souvent en ligne. 

Bétail

Nous avons discuté plus haut des bovins, mais il serait intéressant de parler de la survie des autres animaux : notamment la volaille. L’Angleterre comptait quasiment plus de 90 millions de poules, canards, poulets…

Statistiques du gouvernement britannique en 1983 sur la volaille en Angleterre (Source : Agricultural Statistics United Kingdom 1983, MINISTRY OF AGRICULTURE, FISHERIES AND FOOD DEPARTMENT OF AGRICULTURE AND FISHERIES FOR SCOTLAND DEPARTMENT OF AGRICULTURE FOR NORTHERN IRELAND WELSH OFFICE)

Bien que “mono-gastrique” (mangeant principalement des grains), il aurait pu être logique de les préserver notamment pour leurs œufs et la viande éventuellement.

Machines

Doit également rester sur la table la possibilité d’un redémarrage de l’extraction/transformation pétrolière vers la fin de la première année : soit avec la Wytch Farm et/ou des plates-formes pétrolières en Mer du Nord. Le chiffre de 11 millions de survivants dix ans plus tard pointe vers un système agricole relativement robuste et résilient dès l’été 1985, ce qui justifierait le maintien/re-développement de la mécanisation de façon précoce. Une logique qui s’inscrit d’ailleurs dans le maintien et re-développement des terres arables à l’Est du Royaume-Uni, avec en prime la présence de terminaux pétroliers/gaziers connectés via des pipelines dans ces régions agricoles clés (Est de l’Angleterre et région d’Edimbourg).

Development of the Oil and Gas Resources of the UK 1984, British Department of Energy

Il nous semble donc essentiel qu’au moins une machine agricole emblématique soit disponible pour les survivants du film (en parallèle du retour au travail manuel et à la traction animale) : la moissonneuse-batteuse.

Même en très petit nombre, ces engins sont critiques pour les récoltes de céréales. La moissonneuse batteuse est critique car elle permet non seulement de récolter sur de grandes surfaces, mais surtout de faire automatiquement ce que l’on appelle le battage : séparer les grains de céréales. Une opération fastidieuse dans un contexte purement manuel. Un autre véhicule indispensable à court terme est le tracteur pour les travaux de labour et de préparation des sols. Un travail qui peut être compensé progressivement par le re-développement de la traction animale pour les grandes cultures. Les autres équipements associés à l’agriculture mécanisée semblent moins essentiels, notamment les véhicules pour l’épandage de produits chimiques ou l’ensemencage.

Rendements agricoles nécessaires

Pour savoir ce qui serait nécessaire pour soutenir la population à la fin du film, entre 4 et 10 millions d’habitants, nous avons réalisé un calcul sur la moyenne entre ces deux valeurs, soit 7 millions de personnes. Nous avons utilisé les rendements du blé, de l’orge, des pommes de terre, de la betterave sucrière et des mangoldes. En 1983, les rendements par hectares à l’échelle du Royaume-Uni étaient de : 

  • Blé : 6 tonnes par hectare
  • Orge : 5 tonnes par hectare
  • Pommes de terre : 30 tonnes par hectare
  • Betterave sucrière : 38 tonnes par hectare
  • Mangoldes : 56 tonnes par hectare

La configuration de la surface agricole était la suivante en 1983 : 

  • 1,6 million d’hectares pour le blé
  • 2,1 million d’hectares pour l’orge
  • 0,2 million  d’hectares pour les pommes de terre
  • 0,2 million pour les betteraves sucrières
  • 5 000 hectares pour les mangoldes

Nous sommes partis du principe que la première année : 

  • Les rendements vont chuter de 80% pour le blé et l’orge
  • Les rendements vont chuter de 70% pour les pommes de terre, la betterave sucrière et les mangoldes
  • 45% de pertes pour chacun des produits (semences, animaux, pertes…)
  • Que l’orge sera remis au goût du jour sous la forme de pain d’orge (un sujet détaillé plus loin dans l’article)
  • D’une consommation de produits agricoles normalement réservés aux animaux mais parfaitement comestibles (betterave sucrière et mangoldes)
  • Du maintien des surfaces telles quelles, même si le plus logique pourrait être une extension des racines/tubercules dans de nombreuses régions en parallèle du redéveloppement des rendements céréaliers comme évoqué plus haut
  • Nous n’avons pas tenu compte des problèmes de fragmentation du territoire national, ni de la problématique des terres potentiellement contaminées, ni du besoin précis de main d’oeuvre pour les cultiver, l’idée étant d’évaluer un modèle global en projetant simplement les chiffres démographiques du film sur le système agricole britannique en 1983; tous ces facteurs pouvant contribuer à un besoin de meilleurs rendements

Les rendements estimés pour le blé et l’orge correspondent historiquement aux taux pour l’Angleterre seule entre 1700-1800, quand la population était entre 5 et 10 millions d’habitants. En dessous (0,4 à 0,7 tonnes par hectare) la population correspondante sera plutôt située entre 2-4 millions de personnes. Les rendements attendus sont donc en 1985 : 

  • 1,2 tonnes par hectare pour le blé (1 million d’hectares)
  • 1 tonnes par hectare pour l’orge (1 million d’hectares)
  • 10 tonnes par hectare pour les pommes de terre
  • 11 tonnes par hectare pour les betteraves sucrières
  • 17 tonnes par hectare pour les mangoldes

Nous pourrions donc attendre la récolte suivante en 1985 (après déduction de 45% pour prendre en compte les semences, les pertes diverses et les animaux) : 

  • 687 500 tonnes de blé
  • 550 000 tonnes d’orge
  • 1 100 000 tonnes de pommes de terre
  • 1 210 000 tonnes de betterave sucrière
  • 41 250 tonnes pour les mangoldes

Cela donnerait les quantités suivantes par jour par personne en calories : 

  • 909 calories avec le blé (269 grammes de blé par jour et 338 calories/100 grammes)
  • 743 calories avec l’orge (215 grammes d’orge par jour et 345 calories/100 grammes)
  • 319 calories avec les pommes de terre (431 grammes de pommes de terre et 74 calories/100 grammes)
  • 200 calories avec les betteraves sucrières et les mangoldes (500 grammes au total et 40 calories/100 grammes)
  • Environ 2200 calories/jour/personne pour avec les seules cultures

Le socle d’au moins 2000-2500 calories avec les seules cultures nous semble nécessaire après la grave crise de Mars-Mai 1985 du fait de l’épuisement des survivants, mais aussi pour légitimer les autorités qu’elles soient locales ou régionales, et disposer d’un socle biologique voir presque civilisationnel pour repartir. Fin de l’année 1997, l’idée logique pour disposer d’excédents agricoles serait d’avoir les rendements suivants après un rebond de 25% pour les céréales et 35% pour les autres : 

  • 1,5 tonnes par hectare pour le blé (1 million d’hectares)
  • 1,25 tonnes par hectare pour l’orge (1 million d’hectares)
  • 13 tonnes par hectare pour les pommes de terre
  • 15 pour par hectare pour les betteraves sucrières
  • 24 tonnes par hectare pour les mangoldes

L’objectif pour disposer d’excédents serait d’atteindre la récolte suivante en 1997 (toujours après déduction de 45% pour prendre en compte les semences, les pertes diverses et les animaux) : 

  • 825 000 tonnes de blé
  • 687 500 tonnes d’orge
  • 1 430 000 tonnes de pommes de terre
  • 1 650 000 tonnes de betteraves sucrière
  • 66 000 tonnes de mangoldes

Cela donnerait les quantités suivantes par jour par personne en calories : 

  • 1 091 calories avec le blé (323 grammes de blé par jour et 338 calories/100 grammes)
  • 928 calories avec l’orge (269 grammes d’orge par jour et 345 calories/100 grammes)
  • 414 calories avec les pommes de terre (560 grammes de pommes de terre et 74 calories/100 grammes)
  • 300 calories avec les betteraves sucrières et les mangoldes (700 grammes au total et 40 calories/100 grammes)
  • Environ 2700 calories/jour/personne

Bien que ces chiffres soient calculés à une échelle nationale, cela n’en reste pas moins un pré-requis logique aux scènes finales du film.

La continuité de l’ordre

Quelque soit la structure politique ayant émergé avant/pendant/après la crise de Mars-mai 1985, il apparaît comme un pré-requis logique qu’une large fraction de ces militaires/fonctionnaires ait fusionné rapidement avec la population locale pour organiser des efforts localisés mais coordonnés, et surtout vitaux, dans le cadre de la grave crise agricole et alimentaire à l’écran. Le pré-requis hautement probable et logique pour avoir 4 à 10 millions de survivants dix ans plus tard selon les chiffres du film, du fait d’un besoin de coordination au-delà du simple village et d’une agriculture qui ne soit pas du type subsistance primitive pour un tel chiffre. Ce qui requiert donc : coordination dès Mars-Mai 1985 sur de larges aires géographiques entre acteurs institutionnels/militaires/survivants/agriculteurs, préservation des semences et du bétail (vital pour le labour), transmission et préservation du savoir… Un effort collectif monumental compte tenu du contexte à l’écran. Sans des efforts coordonnées par des acteurs compétents au pire moment, sur de larges aires géographiques, il serait peu probable d’avoir des survivants; sans parler d’infrastructures techniques ou d’extraction du charbon. 

Comme indiqué dans le précédent essai, tout à l’écran pointe vers une disparition des formes étatiques traditionnelles à partir de Mars-Mai 1985. Tout d’abord, Ruth est vue acheter des rats dans la rue (un intertitre parle d’un an après l’attaque soit Mai 1985) ce qui signifie que la crise est probablement en pleine aggravation depuis la scène de vol des céréales en Mars 1985 voire totale dans certaines régions du pays. Le pays ayant fait le choix d’un programme de rationnement contre-productif, la perte de cette capacité semble compromettre de façon irrémédiable la place des institutions traditionnelles. Le film ne donne plus à entendre la moindre émission du gouvernement, après le dernier message avant la récolte de Septembre-Décembre 1984. La dernière scène avant le saut narratif du film de près d’une décennie montre par contre quelque choses d’extrêmement intéressant : les gens travaillent avec des outils, voire des lunettes de protection pour certains mais pas de tracteur. Pas de militaires en vue non plus. Quand on repense à la scène des récoltes en 1984, c’est un autre monde : des gens mourant dans les champs, travaillant à mains nues et avec quelques véhicules, et sous surveillance militaire. Manifestement, l’effort semble bien plus coordonné, productif, paisible (même si les personnes semblent épuiser) et surtout volontaire. Le monde dix ans plus tard ne montre pas de coordination nationale, malgré la présence de soldats. Le fait lui-même laisse à penser qu’il s’agit d’un effort coordonné au niveau d’un comté ou d’une région éventuellement, quelque chose de peut-être plus résilient, coordonné et peut-être même un peu plus humain (avec la fameuse scène de l’école notamment). Quelque chose qui requiert quand même des capacités organisationnelles, d’ordre et de gouvernance. Quelque choses que d’anciens militaires (peut-être avec le soutien d’anciens fonctionnaires) auraient pu mettre en place, le film ne nous montrant que ces soldats comme forme d’autorité institutionnelle.

Le concept de « l’État-fragmentaire » correspond, de mon point de vue, à ce qui s’aligne de mieux avec les images des scènes finales (un monde relativement fragmenté), avec la conséquence logique (au moins à court terme) d’une politique antagoniste ayant compris l’effort de reconstruction national, mais constitue le prérequis logique à l’existence des scènes et comme justificatif de la démographie du film. C’est le socle minimal permettant à des comtés/régions de disposer d’une gouvernance, d’une société, d’une agriculture coordonnée et d’une organisation permettant de dépasser le stade de la survie rudimentaire. Ce modèle correspond également à des situations historiques passées où des formes non-conventionnelles de gouvernance émergent dans des situations de crises majeurs (Union Soviétique, Yougoslavie, Empire Romain, Ethiopie, Soudan…). La logique veut que ces nouvelles formes de gouvernance (pour correspondre aux scènes du film et à une réalité géographique/agricole/minière) émergent dans les régions à la fois agricoles et charbonnières du Royaume-Uni. Donc logiquement toutes les régions où ont dû se concentrer des efforts conséquents pour sauver la récolte de 1984, soit l’Est de l’Angleterre, le Sud-Est, l’Ouest dans la région du Shropshire et Hereford and Worcester, ou encore possiblement l’Écosse (région d’Edimbourg). Il nous faut aussi imaginer comment une gouvernance à pu émerger entre l’effondrement progressif de l’État centralisé et l’émergence de nouvelles structures. En voici un schéma également.

Même si l’hémisphère Sud n’a pas été physiquement détruit, les contacts et l’assistance (pendant une très courte période) ont probablement été concentrés sur les États-Unis et l’Union soviétique, compte tenu de leur poids et de leur importance dans le monde d’avant-guerre. Et en raison des effets de l’hiver nucléaire, de nombreux pays se sont probablement concentrés pendant un certain temps davantage sur l’agriculture plutôt que sur l’aide à des pays complètement détruits. Sachant également que le Royaume-Uni est une île, l’isolement est bien plus important que pour des pays continentaux comme les États-Unis et l’Union soviétique. Toutes ces choses ont été reconstruites sans aide extérieure d’après les seuls indices du film.

La résilience institutionnelle

Le meilleur et le seul atout de ces “États-fragmentaires” est qu’il ont été formés par des personnes dotées d’un haut niveau d’organisation et de connaissances, issues des anciennes institutions étatiques. Contrairement à certaines communautés dirigées par un ancien militaire ou des fonctionnaires, la quantité de connaissances était suffisamment dense pour couvrir de nombreux sujets essentiels; quelque chose d’impossible pour un seul dirigeant local. Un autre atout est que tous ces gens partageaient probablement la même vision. La présence massive de soldats et anciens fonctionnaires aurait créé un noyau d’ordre et de cohésion pour la période critique entre Mars et Mai 1985. Notant également qu’à un moment donné (sans armes, véhicules et munitions, et sans solution pour reconstituer les stocks), les actions des unités militaires en déshérence étaient extrêmement limitées et ont rapidement cessé dans les mois suivants après Mai 1985.

Ce qui s’est probablement produit en fait, c’est que les fondateurs de « l’État-fragmentaire » ont involontairement réintroduit certains des systèmes d’avant-guerre, parce qu’ils avaient été formés pour le faire. Au début, c’était probablement très basique : mieux réfléchir aux types de produits que nous pouvons cultiver, donner des cours rudimentaires aux enfants et mieux planifier la production de choses simples comme le pain. Tout cela avec un niveau d’ordre élevé. Un schéma reproduit logiquement dans la grande majorité des communautés agricoles (ancien soldats, fonctionnaires…) à l’exception peut-être de communautés déjà largement agricoles avant-guerre – une obligation, même, pour garantir la survie alimentaire et agricole de la population et ces régions – mais pas avec la même force que dans “l’État-fragmentaire”. Ce point commun institutionnel entre ces acteurs, même séparés géographiquement, semble une explication logique à la reconstitution d’un semblant d’ordre institutionnel sur de plus grandes régions. Un pré-requis à la fois sur le court terme (dès la période critique de Mars-Mai 1985, puis les tous premiers mois puis années suivantes) sur le plan agricole – avec le besoin vital d’échanger et coordonner des communautés – et au long cours pour la remise en route d’infrastructures industrielles (une décennie plus tard). Une situation génératrice de rapports ambigus entre les survivants et ceux perçus comme des symboles de l’ordre passé responsable de la destruction et de l’effondrement durant l’année ayant suivi l’attaque nucléaire.

Pour parler avec une image : quand vous êtes capable de produire plus de pain que les autres par exemple (même si c’est encore une petite quantité), quand vos champs sont mieux plantés que les autres (même si on parle encore de très peu d’hectares), quand votre population semble en meilleure forme que les autres (même si c’est relatif) et quand vous êtes progressivement capable d’introduire des choses importantes comme une sorte d’industrie même « de faible niveau » pour échanger des choses de base comme des textiles et même des vêtements quand d’autres ne le peuvent pas; forcément, ça attire les gens.

A quoi auraient pu ressembler ces hommes (et peut-être femmes de “l’État-fragmentaire”) travaillant eux aussi aux champs comme les autres ? Peut-être à ces soldats britanniques envoyés dans les champs en 1945 pour assister les agriculteurs lors de la récolte : 

Ministry of Information Photo Division Photographer, Public domain, via Wikimedia Commons

Compte tenu de ces facteurs, une croissance modeste mais régulière s’est probablement produite sur une décennie, avec une extension progressive de leur influence directe sur les communautés environnantes; plutôt qu’un accroissement territorial classique. Ce dernier étant impossible en raison du manque de véhicules, voire d’armes, et du mélange « d’attraction-rejet » de la part de nombreux survivants pendant longtemps (qui faisaient probablement du commerce avec cet « État-fragmentaire » par nécessité plutôt que pour des motifs humanistes).

Étant donné que les fondateurs étaient des survivants de l’attaque nucléaire et de l’effondrement du Royaume-Uni, les règles étaient probablement strictes. Ayant été témoins de l’effondrement complet des institutions précédentes pour lesquelles ils avaient consacré leur vie, et peut-être aussi traumatisés par ce dont ils ont été témoins pendant l’effondrement du Royaume-Uni, ils auraient voulu garantir l’ordre à tout prix. Toutefois, le film semble en faire un portrait assez simpliste et peu engageant qui ne s’aligne pas vraiment avec ce qui aurait été nécessaire pour les scènes de la fin du film.

La présence d’une école et d’un hôpital pointe vers un profil beaucoup plus nuancé, des gens soucieux du bien-être collectif d’une certaine manière; même si le film semble totalement minimiser ce rôle pour en faire des figures anonymes. La vérité est que le film semble négliger un point fondamental : des éléments comme l’école, l’hôpital ou l’extraction du charbon pointent vers une gouvernance stable (en plus de l’existence d’un système agricole fonctionnel). Ces soldats et ces infrastructures ne peuvent pas logiquement exister dans un vacuum organisationnel et sociétal. Bien que le film se borne à nous présenter ces soldats comme des figures anonymes faisant uniquement uniquement usage de leur arme (comme la scène où Jane passe sous un lampadaire pour aller vers l’hôpital, et où un soldat qui n’apparaît pas à l’écran crie “Halte” à un homme qui prend la fuite et ouvre le feu) et parce que ce sont les seuls éléments d’ordre que nous voyons à l’écran : il nous faut en déduire que ce sont eux qui sont les plus logiquement derrière ces infrastructures. A minima, ils ont pu fournir la base organisationnelle et sécuritaire pour y parvenir. 

Ils ne vivaient probablement pas comme des rois, comme les soldats que nous pouvons voir à la fin du film entrer dans ce qui est probablement un bâtiment de fortune protégé par des matériaux de tente comme lieu de repos. Peut-être la source de leur légitimité : vivre comme les autres. L’idée de faire de la politique n’aurait eu aucun sens étant donné la situation précaire : quels que soient les fondateurs de « l’État-fragmentaire », ils étaient aussi des survivants.

La scène où les soldats entrent à l’intérieur d’un bâtiment de fortune à la fin du film. Une scène qui ne ferait pas sens sans le contexte évoqué plus haut. Que font-ils ici ? Pourquoi voit-on de la lumière dans leur abri ? Pourquoi peut-on entendre une radio ? Tout cela au milieu de signes incontestables de l’existence d’une société fonctionnelle (école, hôpital, extraction du charbon, éclairage de rue…)

Quelles pourraient avoir été leurs motivations ? L’Angleterre n’a connu qu’une seule fois “l’aventure militaire” en la personne d’Olivier Cromwell, un militaire devenu Lord Protecteur de 1653 à 1658. La seule expérience du Royaume-Uni que l’on pourrait qualifier de républicaine – dans de façon théorique, le régime de Cromwell étant particulièrement autoritaire – au sens où la famille royale n’avait plus aucun pouvoir ni influence. Mais tous les militaires ne sont pas autoritaristes. A cet effet, un cas plus proche de notre époque, et qui pourrait constituer un parallèle intéressant, est la révolution des Oeillets au Portugal en 1974. Ce coup d’Etat mis en œuvre par les militaires pour ouvrir la voie vers la démocratie avait pour racine le désaccord croissant entre les militaires et les vestiges de la dictature salazariste au Portugal. Dans notre contexte, c’est peut-être ce qui a pu se passer : la montée en puissance de désaccords tout au long de l’année 1984-1985 quant au choix de gouvernance dont l’implémentation a dû logiquement incomber principalement aux militaires et autres personnels gouvernementaux sur le terrain au contact des civils, suivie de l’impasse institutionnelle entre Mars-Mai 1985 obligeant ces mêmes personnes à implémenter des solutions d’abord très locales puis sans doute régionales à la fois pour eux-mêmes (ils étaient eux aussi impactés par la grave crise du système de distribution alimentaire) et pour les autres; un changement de paradigme nécessaire (s’adapter aux contraintes locales, notamment agricoles, logistiques et humaines) et une explication logique pour expliquer comment de nouvelles organisations locales ont émergées – un pré-requis institutionnel pour permettre à minima la survie de nombreuses communautés et régions à travers le pays.

La croissance progressive et régulière

Avec une certaine stabilisation, il a été possible d’aller au-delà de ce qui avait été fait au début. Certaines infrastructures ont probablement été réparées progressivement au fil du temps, conduisant au rétablissement d’un réseau électrique local. Contrairement au carburant, vous ne pouvez pas utiliser facilement des groupes électrogènes avec du charbon. Deux solutions peuvent expliquer ce qui a été fait : récupérer d’anciennes machines à vapeur ou redémarrer une centrale à charbon partiellement détruite.

Récupérer une vieille machine à vapeur est tout à fait plausible, mais nécessite beaucoup de travail pour la transformer en réseau électrique, car il faut aussi trouver un moyen de connecter cette machine à des câbles électriques pour répartir l’électricité sur plusieurs bâtiments. Cela signifie que l’ensemble du réseau électrique doit être reconstruit. Quelque chose de difficile, mais pas impossible, étant donné qu’il s’agit d’un réseau électrique hyperlocal d’après ce que nous voyons à l’écran.

Une autre possibilité est qu’une ancienne centrale électrique au charbon ait été remise en service. Autour de Buxton (pour correspondre au décor du film), vous aviez trois centrales électriques au charbon à proximité dans les années 1980 : la centrale électrique de Fiddlers Ferry (près de Liverpool), la centrale électrique de Ferrybridge C (près de Sheffield) et la centrale électrique de Rugeley B (près de Birmingham). D’un point de vue purement logistique, la région de Leeds pourrait être beaucoup plus intéressante : il y avait à l’époque trois centrales au charbon en activité, et de nombreuses mines de charbon en activité. 

Le fait que cela soit parfaitement plausible ou non d’un point de vue purement logistique ne change rien au fait que le film lui-même démontre la présence d’un réseau électrique fonctionnel : télévision pour la salle de classe, hôpital, lampadaire dans la rue, et même lumière et radio dans une maison occupée par des soldats à la fin du film.

Plusieurs endroits à travers le Royaume-Uni auraient pu être utilisés pour l’émergence d’un « État-fragmentaire » conduisant à la réintroduction du charbon; le tout dans une petite zone comprise entre une ligne formée par « Glasgow/Édimbourg » au Nord, et par une ligne entre « Gloucester/Boston » au Sud. Ce qu’il faut essentiellement, c’est une région riche en charbon et une centrale électrique au charbon d’avant-guerre remise en service; ou en tout cas un accès à des machines à vapeur que l’on pourrait transformer. Dans les années 1980, les mines étaient concentrées autour de Swansea et Cardiff au Pays de Galles, autour de Glasgow et Édimbourg pour l’Écosse, et dans une zone formée par Leicester, Birmingham, Liverpool et Leeds en Angleterre. 

Concernant ce que je disais sur la zone géographique requise pour les scènes de fin du (« une ligne formée par Glasgow et Édimbourg au nord, et par une ligne entre Gloucester et Boston au sud »), ce dont nous avons besoin, c’est de charbon et de nourriture. Sur ce point, une carte en dit plus que 1000 mots :

La carte pour identifier la localisation des zones probables pour les scènes de la fin du film. Les triangles représentent les zones minières. Les cercles jaunes les zones agricoles. En pointillé au centre, le possible « État-fragmentaire » nécessaire pour coordonner les activités visibles à la fin du film.

Si la carte parle d’elle-même, quelques explications s’imposent, du Nord au Sud.

La région des « Crops Producers » (mot en « New English » pour désigner les agriculteurs) autour d’Édimbourg s’aligne sur deux produits essentiels : les plantes-racines (notamment les pommes de terre) et les céréales (l’orge principalement pour l’Écosse), à ​​proximité de la région minière historique entre Glasgow et Édimbourg. Ce n’est pas mon choix personnel préféré pour les scènes de la fin du film, notamment à cause des conditions climatiques (et de l’inévitable question de la diversité alimentaire) et du relatif isolement de la région; mais c’est une belle possibilité

Le vaste territoire central du Royaume-Uni avec peu de concentrations identifiées de ressources critiques (mis à part la zone minière autour de Newcastle), semble relativement isolé du reste du pays et peu pertinent.

La région centrale et la plus importante : celle où pourrait se situer « l’État-fragmentaire». C’est le meilleur endroit pour plusieurs raisons. Premièrement, les deux principales régions identifiées pour la relance agricole (à l’Est de l’Angleterre et au Nord de Newport) sont connues pour une large gamme de produits agricoles critiques : pommes de terre, choux, carottes, navets, blé, orge… Le potentiel est là même après de fortes perturbations. Localiser ici « l’État-fragmentaire » est logique car nous nous trouvons à l’intersection évidente entre la nourriture et le charbon. 

L’idée de réactiver les infrastructures dans les villes détruites peut sembler contre-intuitive, mais le fait est qu’étant donné les problèmes de transport, il est bien plus logique de concentrer tous les efforts là où se trouve le charbon et là où les aliments peuvent être cultivés relativement près de ces infrastructures. Cela peut expliquer également les signes relativement limités de reprises à l’écran. Sans la possibilité de faire correspondre parfaitement la production alimentaire et la production de charbon, les efforts ne peuvent être que minimes.

Le Pays de Galles est également connu pour son charbon, mais les possibilités agricoles semblent plus limitées dans notre contexte en raison du très faible nombre de possibilités de culture.

Au Sud, nous avons la zone traditionnellement « maraîchère » (ou « market-garden » en anglais) entre Cornwall-Devon-Somerset. Mais même avec une grande expertise agricole, le fait est que la région est extrêmement isolée des régions charbonnières. Il est plus logique de la considérer comme une possible zone agricole peut-être relativement prospère dans le contexte du film, mais isolée.

Et enfin, la zone proche de Kent/East-Sussex. La région est également connue pour l’agriculture. Cela pourrait également être une région intéressante pour les efforts de reconstruction, mais la proximité avec la zone urbaine de Londres et le grand isolement du reste du pays en font un choix moins plausible de mon point de vue pour les efforts « concentrés » requis : nourriture, charbon, expertise, infrastructures et population…

Les trois régions autour d’Edimbourg, à l’Est de l’Angleterre et au Nord de Newport sont les mieux adaptées. C’est là que le Royaume-Uni a toujours produit des céréales, et surtout des racines et tubercules. Toutes ces régions sont proches des mines de charbon. 

S’il faut résumer :

La reprise agricole s’est produite plus probablement dans les zones de production de racines/tubercules/légumineuses/légumineuses : elles sont relativement faciles à cultiver, à produire, à stocker, riches en calories et bonnes pour les besoins nutritionnels, et constituent le meilleur choix pour une production alimentaire rapide (même avec des efforts minimes, on peut s’attendre à des rendements confortables), la remise en route de la production de céréales ayant nécessairement pris du temps face aux nombreux enjeux (remise en route de la traction animale, absence de véhicules…). Les céréales sont bien sûr importantes, mais la production de rendements élevés dans un paysage agricole fragmenté sans agriculture mécanisée est peu plausible à court terme. Les céréales nécessitent beaucoup de connaissances, de coordination, de travail et de transformation non garanties dans notre contexte. Ce qui est plus logique, c’est de donner la priorité dès le début aux cultures « rentables » (des rendements élevés avec moins d’outils) et de re-développer progressivement les rendements céréaliers.

L’inconnue : la contamination des sols

Concernant la contamination des sols, le fait est qu’on ne sait pas vraiment où les bombes sont tombées dans le film (à part sur les grandes villes et certaines bases aériennes de l’OTAN). Dans mon article précédent « Royaume-Uni 1984-1985 : crise du carburant et effondrement sociétal », j’avais abordé le sujet entre la tentative de reconstruction et la récolte : « Même si cela n’est pas décrit dans le film, il est obligatoire qu’une pré-récolte ait été organisée par les autorités, au cours de cette période, avant la récolte dans le but de préparer les champs avec des directives impliquant : l’élimination de la poussière des retombées (on estime parfois qu’il faut retirer jusqu’à 10 cm du sol dans ce cas – même si cette mesure aurait été probablement très exceptionnelle voir anecdotique vu son coût logistique et agricole), l’enlèvement des cadavres de bétail pour éviter une contamination supplémentaire, l’établissement – même si cela aurait été difficile – de cartes de contamination des sols et également la préparation des machines nécessaires au traitement de la récolte. Un effort organisé probablement dès la levée du couvre-feu, donc les semaines suivantes. Ce besoin obligatoire d’organiser une pré-récolte implique donc logiquement que des personnes (militaires, experts agricoles, fonctionnaires…) et du matériel (essence, matériel pour évaluer les radiations…) soient déplacés logiquement vers les territoires agricoles du Royaume-Uni très tôt et en grand nombre.. » Même minime, si cela avait dû avoir lieu, je pense que plusieurs efforts auraient été déployés dans les grandes régions agricoles, notamment celles potentiellement identifiées comme « Crops producers » (production de céréales, racines, tubercules, légumes et autres). Le fait est également que les schémas de retombées ne sont pas aussi précis à déterminer (cela nécessite un travail qui dépasse clairement l’objectif de cet article, et les tracés des retombés de la centrale de Tchernobyl en disent long sur la complexité de la modélisation du sujet, il convient également de noter qu’il s’agissait d’un rejet continu de matière radioactive). Pour les armes nucléaires : les retombées majeures se produisent généralement par des « ground burst » (explosions à proximité du sol pour détruire des silos, des bases aériennes, des infrastructures clés…).

Les cibles étaient répartis dans tout le Royaume-Uni (au-dessus de Londres, certains en Est-Anglie, beaucoup dans le sud de l’Angleterre, en Écosse, au Pays de Galles également…). Le fait est également que les détruire tous (sans tenir compte des infrastructures clés, des frappes multiples sur de grandes agglomérations…) n’aurait pas été réaliste. De mon point de vue, et de ce que nous savons de Tchernobyl, presque tous les produits peuvent être impactés s’ils se trouvent dans des zones gravement contaminées (qu’il s’agisse de blé, de pommes de terre, d’aliments sauvages, d’aliments fourragers…). J’aurais personnellement eu quelques doutes quant au fait de manger le blé/orge récolté après l’attaque nucléaire par exemple, car il aurait pu être contaminé par des retombées immédiates.

Le fait que j’explique dans mes précédents articles que les militaires/fonctionnaires se sont logiquement fondus avec la population lors de la crise de Mars-Mai 1985, aurait pu conduire à la poursuite des efforts d’évaluation/amélioration de la qualité des sols. Les niveaux et la durée des radiations sont également déterminés par la quantité de matières radioactives tombant sur le sol. C’est peut-être la principale limite de mon travail, et ce n’est pas non plus son objectif : comprendre le modèle agricole nécessaire à la relance, sans être capable d’évaluer tous les défis. Le « pourquoi » plusieurs lieux sont abordés : certains d’entre eux peuvent parfaitement correspondre aux scènes de fin du film (Écosse, Centre de l’Angleterre, Kent…) et d’autres moins (Sud-Ouest de l’Angleterre).

Le cas Biélorusse

Soit on accepte que les choses sont complexes et que le risque existe (et qu’il faut vivre avec comme cela a été le cas en Biélorussie, en Ukraine, en Russie et dans toute l’Europe après Tchernobyl), soit on choisit l’écueil de dépeindre toute zone éventuellement impactée comme une friche, ce qui n’est ni réaliste ni sérieux.

Pour le dire avec humour : c’est un peu comme si, lors de la découverte des IST/MST, on avait demandé aux gens de ne pas avoir de relation pendant 30 ans. Quelque chose, de mon point de vue, bien plus inquiétant pour la plupart des gens que de manger des produits potentiellement contaminés (soit par des retombées, soit par toute sorte de produits chimiques modernes). La raison pour laquelle il faut toujours trouver un équilibre entre risque, pragmatisme et continuité. Certaines zones sont inutilisables ? Bien sûr. Le pays tout entier est-il un désert et allons-nous mourir de faim ? Non. En plaisantant : quand on sait que la Biélorussie est le huitième producteur mondial de pommes de terre, on sait que la bataille est loin d’être perdue. L’Ukraine est troisième. 

La catastrophe de Tchernobyl a touché non seulement les environs de la centrale nucléaire, mais également toutes les terres agricoles environnantes en Biélorussie, en Ukraine et en Russie. L’exemple de la Biélorussie est parlant avec près de 23 % du territoire contaminé. De nombreux produits à base de racines/tubercules/légumes constituent l’aliment de base dans ces pays. Par exemple, à plusieurs reprises, la Biélorussie a produit plus de pommes de terre que de blé. Entre 1990 et 1992, la Biélorussie a produit un volume total de racines/tubercules/légumes/légumineuses totalisant 10 millions de tonnes, contre 7 millions de tonnes pour les céréales. Si l’Union soviétique en Biélorussie, en Ukraine et en Russie avait décidé d’interdire tous les produits alimentaires dans les zones contaminées (et pas seulement dans les zones les plus touchées, car les radiations se propagent presque partout à différents niveaux en Union soviétique et en Europe), la crise alimentaire qui en aurait résulté aurait été bien pire que la catastrophe elle-même, surtout compte tenu de l’état du système de distribution alimentaire en Union soviétique. Comme je l’ai dit plus tôt, la seule solution était de s’adapter à cette nouvelle réalité. Pour la Biélorussie : interdiction unique des terres agricoles les plus touchées (environ 300 000 hectares sur 5 millions d’hectares de terres arables, avec peut-être 2 millions d’hectares concernés dans un premier temps), sélection des cultures, seul rejet massif des produits les plus problématiques (notamment lait, viande, aliments sauvages, champignons…). Des efforts ont été faits pour nettoyer la surface du sol. De nouvelles habitudes ont également été introduites, comme un nettoyage approfondi et un épluchage des aliments par exemple. 

Le fait est que même les « monuments » des effets de la guerre nucléaire (Hiroshima et Nagasaki) ont été reconstruits parce qu’il était impossible de faire autrement. Même face à une catastrophe comme Tchernobyl, les gens ont dû se battre (physiquement comme les liquidateurs) car il n’y avait pas de place pour le défaitisme face à une menace mortelle. Le fait est que l’histoire des effets nucléaires nous dit tout le contraire du défaitisme, parce que c’est tout le contraire de ce que font les humains. Je dirai même plus, quelle que soit la catastrophe : feu de forêt, glissement de terrain, inondation, marée noire… on n’a jamais vu personne ne rien faire.

L’impératif des terres arables de l’Est

Des efforts concentrés pour la reprise (une nécessité des scènes finales) n’auraient pu se produire qu’avec plusieurs facteurs étroitement liés : une production alimentaire stable, des infrastructures passées disponibles, le charbon et la concentration d’une importante population. D’où le raisonnement qui sous-tend que le centre de l’Angleterre est l’emplacement le plus logique du possible «État-fragmentaire». Notons aussi les très bonnes conditions climatiques dans cette région. Mais comme je le disais plus tôt à propos des contaminations potentielles des sols du fait des bombardements : ce sont avant tout des schémas agricoles identifiés. Et aussi une préférence personnelle. Malgré son potentiel évident, l’Est de l’Angleterre était plus menacé que d’autres régions. Les zones identifiées près de l’Écosse ou près du Kent/East-Sussex auraient bien sûr pu être bien meilleures.

Le positionnement du possible «État-fragmentaire» au centre de l’Angleterre est sans doute la quintessence des contraintes d’un monde complètement bouleversé mais en train de se reconstruire. Rien n’est parfait dans cette région : villes détruites, contamination possible des champs dans la région agricole identifiée de l’Est, pas de routes… Mais possiblement le seule meilleur endroit où existent de nombreux et petits avantages accumulés : une région historique connue pour une production alimentaire diversifiée en cours de réaménagement, des produits agricoles critiques et faciles à produire, du charbon, des infrastructures passées, des hommes… Le parfait «désalignement des planètes» conduisant à des signes de reprise par l’agrégation de facteurs petits mais critiques. Ces facteurs existent dans d’autres régions, mais ce qui aurait pu se produire ici, c’est qu’ils aient atteint une «masse critique». 

La valeur critique de ces terres agricoles de l’Est de l’Angleterre (le « grenier » du Royaume-Uni, presque « l’or » pour les autorités centrales puis les survivants) aurait pu conduire à court terme à une grande concentration de personnes, de nourriture, de semences, de militaires et de fonctionnaires pour la gestion des récoltes organisées par les autorités centrales en 1984. Les efforts, quels que soient les niveaux et les schémas exacts de contamination, pour nettoyer et améliorer les terres n’étaient pas seulement une nécessité mais une question de vie ou de mort étant donné la valeur agricole de ces terres. terres. Même si minime compte tenu des contraintes (rationnement du carburant, exode des villes…). Pour le gouvernement britannique et les RSG, sacrifier les meilleures terres pour leurs récoltes désespérées entre Septembre et Décembre 1984 et pour les projets agricoles probablement projetés aurait été un non-sens total malgré les énormes défis possibles. Des efforts similaires ont probablement été déployés dans la région agricole identifiée en Écosse. Peut-être aussi dans le sud de l’Angleterre, même si moins importante. En fonction du niveau de radiation, la qualité du sol aurait pu s’améliorer naturellement au cours de la décennie. Le fait est également que les efforts antérieurs sous la direction des autorités centrales auraient pu être poursuivis compte tenu de la plus grande présence de survivants des institutions du passé (militaires, fonctionnaires, agriculteurs…) et de personnes (soit d’anciens habitants, soit de citadins) : nettoyage des sols, sélection des cultures, amélioration de la transformation des aliments… Toutes ces choses ne nécessitent pas de planification centrale mais de la résilience institutionnelle. 

Il n’en reste pas moins que la région agricole de l’Est est irremplaçable compte tenu de la géographie britannique. Que cette région a dû être priorisée naturellement. Que c’est donc dans ces régions qu’à pu se concentrer un grand nombre d’acteurs critiques : militaires, fonctionnaires, agriculteurs, survivants, experts agricoles… Le film dépeint un effondrement 10 à 12 mois après l’attaque (famine, violence militaire, dé-mécanisation…) mais des signes clairs de réorganisation une décennie plus tard avec la combinaison obligatoire de l’agriculture (une obligation pour des activités non-agricoles) et du charbon (un pré-requis pour l’électricité). Le schéma qui émerge de ces réalités narratives, agricoles, logistiques, sociétales et organisationnelles jamais articulées (ni comprises) dans le film c’est que : 

  1. Un effort humain, agricole et matériel considérable dans l’Est de l’Angleterre la première année, notamment lors de la récolte en 1984
  2. Un avantage et une densité humaine/organisationnelle/agricole incomparable permettant de traverser la période difficile entre Mars-Mai 1985 et d’aller de l’avant; même avec le passage à une agriculture plus manuelle
  3. Une reconstruction d’un système agricole cohérent et adapté sur une décennie, permettant ensuite de remettre en route des infrastructures et une extraction du charbon à échelle industrielle permettant l’émergence des infrastructures visibles à la fin du film

Par souci de transparence, voici un schéma simplifié des possibles bombardements à travers le Royaume-Uni dans Threads le jour du 26 mai (avec des cibles civiles, militaires et des zones agricoles potentiellement touchées; quelque chose qui n’a jamais été discuté ou montré dans le film lui-même et pourtant crucial) :

Bien que potentiellement gravement touché, un fait simple demeure concernant l’Est de l’Angleterre (et peut-être aussi la zone agricole d’Écosse près d’Edimbourg), comme l’explique la carte ci-dessus : les préoccupations liées aux radiations ne l’emporterait pas sur la préservation de la capacité agricole de l’Est de l’Angleterre, car elles constituent une priorité absolue en matière de sécurité nationale. Et pour plusieurs raisons impérieuses :

  • La région agricole de l’Est de l’Angleterre représente une capacité nationale de production alimentaire irremplaçable
  • Les autorités donneraient la priorité à ces zones précisément en raison des risques de contamination, et non malgré eux
  • Le cas de la Biélorussie démontre qu’un pays touché par les radiations ne peut pas se débarrasser de toutes ses terres agricoles (ce qui pourrait être pire que les radiations).

Même si je n’ai aucune information sur ce qui aurait pu être exactement les objectifs des autorités britanniques concernant cette région dans un cas réel (et quels produits auraient pu être sauvés ou non), je ne pense pas qu’elles auraient abandonné l’Est de l’Angleterre. Parce que :

  • La famine a un risque de mortalité de 100 %
  • Les radiations constituent davantage un risque pour la santé à long terme
  • Le « grenier » du Royaume-Uni ne peut être ni remplacé ni déplacé
  • Des méthodes techniques de remédiation existent
  • A titre d’information historique : le sujet est discuté dans le film The Day After (1983), où vers la fin du film, on voit des représentants gouvernementaux avec des agriculteurs en vue de sélectionner des cultures et abraser une partie du sol si nécessaire – au delà des difficultés que cela peut poser bien entendu, cela n’en reste pas moins possible
  • La production alimentaire est la base de tout effort de relance

Et enfin, le film lui-même nous a montré que le gouvernement fictif était prêt à pousser toutes ses forces restantes dans l’agriculture dans la dernière émission entendue dans le film : «Si nous voulons survivre à ces premiers mois difficiles et établir une base solide pour le redéveloppement de notre pays, nous devons alors concentrer toutes nos énergies sur la production agricole.» (émissions du Wartime Broadcasting Service). Et dans le contexte des îles britanniques : cela ne peut impliquer autre chose que le « grenier » du Royaume-Uni ou l’Est de l’Angleterre au sens large. Le simple fait que dans le film la scène de récolte représente une moissonneuse-batteuse et des céréales indique clairement que les autorités déploient beaucoup d’efforts dans ces domaines et dans des régions spécifiques (même si cela n’est pas articulé ou compris par le film). Et plus important encore, leur programme « travail-contre-nourriture » nécessite des produits agricoles. La cohérence interne du film veut donc que des efforts agricoles et organisationnels massifs soient orientés vers ces régions.

Le « pourquoi » cette zone est clairement importante pour comprendre ce qui aurait pu se produire de manière réaliste dans les scènes ultérieures du film : le re-développement d’une zone agricole critique sur une décennie. Parce que c’est là que la nourriture est cultivée au Royaume-Uni et qu’elle le sera à l’avenir, même si des défis existent. Si rien n’était fait dans l’univers du film concernant l’Est de l’Angleterre : il n’y aurait pas les scènes de fin du film.

A cet effet, voici une synthèse des terres agricoles en Angleterre en Juin 1983 au regard de produits agricoles majeurs (céréales, légumes, pommes de terre et betterave) pour les comtés britanniques de l’Est. Céréales (3,3 millions hectares en Juin 1983) : 

  • North Yorkshire : 189 716 hectares
  • Humberside : 178 257 hectares
  • Lincolnshire : 291 423 hectares
  • Norfolk : 219 837 hectares
  • Suffolk : 183 857 hectares
  • Essex : 167 774 hectares
  • Kent : 93 431 hectares
  • Cambridgeshire : 179 817 hectares
  • Nottinghamshire : 80 127 hectares
  • Northamptonshire : 96 674 hectares
  • Hertfordshire : 62 552 hectares
  • Bedfordshire : 57 995 hectares 

Total : 1,8 million hectares (54% de la surface d’Angleterre). Légumes – hors pommes de terre – (140 000 hectares en Juin 1983) : 

  • North Yorkshire : 2557 hectares
  • Humberside : 11 783 hectares
  • Lincolnshire : 34 266 hectares
  • Norfolk : 19 206 hectares
  • Suffolk : 9 991 hectares
  • Essex : 6 427 hectares
  • Kent : 7 139 hectares
  • Cambridgeshire : 11 161 hectares
  • Nottinghamshire : 2 079 hectares
  • Northamptonshire : 238 hectares
  • Hertfordshire : 851 hectares
  • Bedfordshire : 3 908 hectares 

Total : 103 000 hectares (73% de la surface d’Angleterre). Pommes de terre (141 000 hectares en Juin 1983)  : 

  • North Yorkshire : 12 273 hectares
  • Humberside : 7 884 hectares
  • Lincolnshire : 20 065 hectares
  • Norfolk : 12 406 hectares
  • Suffolk : 4 038 hectares
  • Essex : 5 578 hectares
  • Kent : 5 951 hectares
  • Cambridgeshire : 12 653 hectares
  • Nottinghamshire : 4 976 hectares
  • Northamptonshire : 1 295 hectares
  • Hertfordshire : 702 hectares
  • Bedfordshire : 1 202 hectares 

Total : 84 000 hectares (59% de la surface d’Angleterre). Betterave sucrière (198 000 hectares in Juin 1983) : 

  • North Yorkshire : 12 880 hectares
  • Humberside : 9 655 hectares
  • Lincolnshire : 33 021 hectares
  • Norfolk : 58 670 hectares
  • Suffolk : 24 694 hectares
  • Essex : 4685 hectares
  • Kent : — 
  • Cambridgeshire : 23 851 hectares
  • Nottinghamshire : 8 156 hectares
  • Northamptonshire : 632 hectares
  • Hertfordshire : 289 hectares
  • Bedfordshire : 509 hectares 

Total : 177 000 hectares (93% de la surface d’Angleterre). Si ces terres sont négligées ou abandonnées, cela veut dire que la Royaume-Uni perd la plupart de ses céréales, pommes de terre et quasiment l’ensemble de ses légumes et betteraves. Une primauté de l’Est de l’Angleterre (et du Royaume-Uni en général) très bien représentée par cette carte de l’utilisation des sols du Royaume-Uni avec la concentration massive des cultures arables à l’Est du pays (Est de l’Angleterre, Kent et région d’Edimbourg).

UK Soil Observatory

Visualisation schématique d’un impact dans l’Est (reprise du précédent essai)

Pour visualiser les potentielles conséquences de frappes nucléaires au sol (ou “groundburst”) et plus particulièrement dans les terres la plus arables du Royaume-Uni, voici une visualisation des tracés potentiels avec NUKEMAP et quelques cibles symboliques dans l’Est de l’Angleterre et une carte des vents associée (j’ai choisi volontairement le mois de Mai pour coller à la date de l’attaque dans le film, même si bien entendu les vents peuvent fortement varier en fonction des mois de l’année) :

Source pour la carte des vents : xcweather

Les bombes utilisées sont de l’ordre de 500 kilotonnes. Cette valeur correspond aux armes de petite taille identifiées dans le cadre de l’exercice Square Leg organisé en 1980 par les autorités britanniques. NUKEMAP utilise un modèle très simplifié (les retombées ne suivent jamais une ligne droite et un tracé aussi précis), mais cela nous donne une idée générale. Dans la pratique, cela ressemble plutôt à quelque chose en ellipse comme avec les effets du test nucléaire “Castle Bravo”.

United States Department of Energy, Public domain, via Wikimedia Commons

On constate que le pattern le plus grave de 1000 rads – une dose mortelle en cas d’exposition – est relativement limité (les traits les plus rouges foncés sur la carte). Le plus gros de l’impact pourrait être aux alentours de 100 rads si on se base sur ce modèle simplifié. En notant qu’il ne s’agit ici que la dose potentiellement absorbée : on ne parle pas de la contamination radioactive du sol. En général, on estime que : 

  • Une dose inférieure à 100 rad n’entraîne généralement pas de symptômes immédiats autres que des modifications sanguines
  • Une dose de 100 à 200 rad délivrée à l’ensemble du corps en moins d’une journée peut provoquer un syndrome d’irradiation aiguë (SIA), mais n’est généralement pas mortelle
  • Des doses de 200 à 1 000 rad délivrées en quelques heures provoquent des maladies graves, avec un pronostic défavorable dans la partie supérieure de la fourchette 
  • Les doses au corps entier supérieures à 1 000 rad sont presque toujours mortelles

La taille des armes utilisées joue également sur l’ampleur des retombées potentielles. Voici un résultat avec des armes plus “légères” de 250 kilotonnes, avec des résultats assez similaires. 

Quant à savoir ce qu’il en aurait été au sol, cela est une autre histoire. Mais au vu de la valeur agricole de cette région, il semble logique que les autorités y aient concentré le maximum de leurs forces pour sauver ces terres arables. Pour rappel : le film nous montre une récolte avec une moissonneuse batteuse, le gouvernement diffuse un message demande urgemment aux survivants de participer aux travaux agricoles et le gouvernement implémente un programme impliquant un contrôle social en lien avec la distribution alimentaire. 

Le Royaume-Uni possède une contrainte inhérente à sa géographie qui aurait poussé à des efforts conséquents : c’est un pays relativement petit et très compact. Le Royaume-Uni possède des surfaces agricoles productives mais relativement limitées en taille et en répartition géographique. Cette statistique de 2024 sur la production céréalière britannique (et plus particulièrement le blé) est révélatrice : la majeure partie de sa production est concentrée à l’Est du pays. 

Pour conclure, voici une carte de l’Est de l’Angleterre soumise à des impacts basés sur l’exercice Square Leg (1980). Un cas extrême mais illustratif. L’idée étant d’identifier les efforts de remédiation les plus logiques en rouge : autour de la région du Fens, de Norfolk sur la côte notamment et le long de la côte jusqu’au Yorkshire. Un travail vital à la fois pour préserver les sols mais également les cultures. En noir l’abandon de regions à considérer comme non-prioritaires.

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Pour conclure, il est important de discuter des nucléides. Il s’agit tout simplement de particuliers/matériaux radioactifs (césium-137, strontium-90, iode-131…) qui risquent de compromettre la viabilité des aliments. Il faut donc distinguer les aliments concernés, l’impact potentiel et les mesures de remédiation : 

  • Céréales : impact modéré à élevé, contamination principalement des racines et de l’enveloppe, il est recommandé de nettoyer/raffiner davantage les grains
  • Légumes-feuilles : impact élevé, contamination directe, il est recommandé de les nettoyer abondamment et de retirer autant que possible les parties externes
  • Légumes-racines : impact modéré, consommation risquée, il est recommandé de pratiquer le lavage, l’épluchage “profond” et la cuisson systématique
  • Fruits : impact modéré, consommation risquée, mêmes méthodes que pour les légumes-racines, mais le risque de contamination des parties “internes” persiste
  • Lait : impact élevé, consommation très risquée, il faut impérativement transformer le lait via la fabrication de fromages avec affinage long
  • Viandes : impact modéré à élevé, peu de solutions si ce n’est évitement des muscles (“dégraissage”) ou attente

Le problème de Buxton

En fait, la région de Buxton où Ruth s’est installée pendant la crise de l’exode n’est pas connue pour ses céréales et autres cultures, mais plutôt pour ses pâturages et ses paysages pastoraux. Cela signifie qu’elle s’est probablement déplacée vers l’Est de l’Angleterre comme beaucoup d’autres personnes, où la plupart des efforts (carburant, personnes, machines…) allaient être redirigés compte tenu des contraintes logistiques décrites dans le film. Le gouvernement britannique dans le film est clairement disposé à récolter des céréales. Pour que la scène des récoltes soit cohérente avec les modèles agricoles britanniques et géographiquement précise, Ruth a probablement déménagé vers l’Est ou le Sud-Est du Royaume-Uni. Le parc national de Peak District est principalement connu pour ses produits laitiers et animaux; pas pour les céréales. Le sol n’est pas considéré comme suffisamment efficace pour y cultiver et seulement une quantité négligeable de céréales est récoltée dans la zone du parc national de Peak District (peut-être 2 à 5 % du sol est utilisé pour les cultures, y compris les céréales et les produits horticoles). Ce n’est clairement pas l’endroit où les autorités britanniques du film auraient investi leurs efforts pour fournir du carburant, des machines et une expertise technique qui s’épuisent pour collecter les céréales. On peut aussi se demander pourquoi dans le scénario initial le décor de certaines des dernières scènes est Buxton. Quelque chose qui ne correspond ni à un modèle agricole viable (même de subsistance) ni aux dernières scènes urbaines dans des villes détruites (Buxton n’ayant jamais été touché par une frappe nucléaire).

Le niveau de destruction représenté à l’écran ne correspond pas au fait que Buxton était une « ville de réfugiés » pendant la crise de l’exode dans le film :

Pour le dire avec humour : c’est un peu comme si les cinéastes décidaient de ne montrer que le pire endroit où re-développer un système agricole (l’Ouest de l’Angleterre, notamment la région de Buxton); alors qu’en tournant légèrement la caméra vers l’Est, on aurait pu voir un autre résultat (difficile, mais sans doute beaucoup plus plausible). Une comparaison intéressante entre deux paysages agricoles, Bakewell (Derbyshire; pâturages, sol peu fertile et petits champs clos) et Billinghay (Lincolnshire; sols plats, fertiles et ouverts), distants de seulement 100 kilomètres. 

L’Est de l’Angleterre était donc clairement la région la plus adaptée à la récolte de céréales fictive, le cadre le plus évident pour la reconstruction agricole nécessaire pour les scènes finales (quels que soient les défis possibles) et le cadre le plus logique pour les scènes finales; même avec un paysage agricole différent et fragmenté. Vous vous souvenez de la grange de Jane à la fin du film ? 

La grange est située à cette position : 53.248074, -1.552125 (Clodhall Ln, Chesterfield, Angleterre). A la frontière entre le parc national du Peak District et les basses terres agricoles de l’Est. Le « grenier » du Royaume-Uni. La personne la moins capable selon le film allait-elle dans la bonne direction après tout ? Le mystère demeure 🙂

Ce problème de localisation des scènes – et donc de l’incohérence agricole du film – est démontrée par le croisement de cette carte des sols britanniques de 1985 et la localisation approximative des scènes après l’attaque et 10 ans plus tard (soit les territoires les moins aptes du Royaume-Uni) : 

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Même si l’agriculture commerciale et intensive à l’échelle nationale est un non-sens évident dans notre contexte, il n’en demeure pas moins que le sol peut nourrir les populations si nous acceptons que les choses soient différentes. Pour les personnes que nous avons étudiées, la nourriture quotidienne est probablement ce genre de boucle : du pain, des pommes de terre, des navets, des choux, des pommes de terre, des carottes, de la soupe, des pommes de terre, des betteraves, des haricots, des pommes, des petits pois, du pain, de la viande, des pommes de terre, des navets, des rutabagas, des citrouilles… ce n’est pas quelque chose de très drôle et récréatif. Pas de pizza, de sushi, de bananes, de pâtes italiennes ou d’avocats… Mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que nous soyons capables de nous nourrir correctement, ainsi que les autres, avec ce que nous pouvons avoir et produire. Et une fois que nous sommes suffisamment sûrs de notre capacité à produire à nouveau collectivement, nous pouvons progressivement et lentement passer à d’autres sujets non liés à l’alimentation : une école, un dispensaire, le développement d’activités liées au textile, l’extraction du charbon pour une machine à vapeur…

Je n’idéalise absolument pas l’agriculture manuelle ou faiblement mécanisée. J’ai décrit un processus d’adaptation difficile qui a duré une décennie pour de nombreuses personnes n’ayant pratiquement aucune connaissance agricole, voire très peu. Quelque chose de possible, mais douloureux, difficile et pas universel. Vous remarquerez un fait important avec cette carte : le système agricole national est totalement fragmenté en plusieurs régions/systèmes agricoles indépendants et déconnectés. De nombreuses régions sont probablement soit en grande difficulté, soit largement abandonnées.

Mais quelque chose d’inévitable aussi quand on ne peut plus utiliser de carburant, de tracteurs et de moissonneuses-batteuses. Quand il ne reste plus que des houes, des bovins, des faux, des râteaux et des gens pour les utiliser. Le fait est également que ce que nous appelons l’agriculture de subsistance est également à l’origine de l’agriculture et est encore pratiquée par des millions de personnes à travers le monde. Ce que nous appelons «agriculture à la houe» (« hoe-farming » en anglais) est loin d’être primitive : c’est le fondement même de l’agriculture et un savoir-faire basique; surtout quand rien d’autre n’est disponible.

Un scénario alternatif : l’abandon de l’Est de l’Angleterre

Concernant la  possibilité de graves impacts radioactifs dans l’Est ou même un abandon pur et simple de la région faute de logistique dès les premières semaines, voici une carte qui illustre ce potentiel scénario alternatif catastrophe. On a donc fait le choix ici de supposer que l’ensemble des plaines céréalières majeures (Fens, East of England, Cambridgeshire, Essex, Lincolnshire…) sont totalement abandonnées ou inexploitées.

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Reste donc la possibilité d’une reconstruction plus au Nord et une relocalisation logique des survivants à l’Ouest soit les régions du Shropshire-Hereford, l’extrême du Pays de Galles, le Sud-Ouest de l’Angleterre et le Kent. La solution semble moins viable car elle signe l’abandon des terres les plus arables et de la majorité de la production agricole du pays comme évoqué plus haut. Elle prive également de nombreux pôles miniers et industriels résiduels. La nécessité de faire vivre de nombreux survivants dans le Sud-Ouest crée des contraintes importantes : la région n’est pas charbonnière, elle possède peu de capacités industrielles résiduelles et l’activité principale y est l’élevage. Même existantes, les possibilités agricoles restent limitées au sud du Pays-de-Galles et dans la région Hereford-Shropshire. 

La courbe agricole

Pour conclure sur cette section, voici la logique agricole qui aurait pu avoir lieue de la fin de la mécanisation, en passant par la transition vers l’agriculture manuelle, à l’utilisation des animaux de traits jusqu’au retour des machines dans les champs.

La réalisation de cette courbe agricole nécessaire à l’existence de potentiellement plusieurs dizaines de millions de personnes 10 ans plus tard nécessite la réalisation de nombreuses actions au cours de la première année. En voici un schéma simplifié : 

Charbon

Bien que nous ayons parlé majoritairement de l’agriculture – le pré-requis biologique obligatoire à toute survie d’une population aussi conséquente selon les chiffres du film – il est également important de parler du charbon.

Concernant tout d’abord le charbon, il semble obligatoire qu’il y ait une continuité dans son extraction là où cela été possible pour des raisons liées d’abord au besoin de chauffage, d’éclairage et de cuisson. Le Royaume-Uni possédait peu de sources alternatives comme le bois (la surface forestière était de moins de 5%-6% dans les années 1980) ou la tourbe (devenue très marginale à l’époque). Par ailleurs, le risque est d’être dans l’incapacité de démarrer ou maintenir cette activité sur le long terme si elle n’est pas poursuivie dans le temps. Le film laisse entendre que cette activité n’est réhabilitée que 10 plus tard. La logique serait plutôt une poursuite de son activité (même si moins bien coordonnée dans certaines régions) et une reconstruction progressive de son extraction/transformation à échelle régionale.  

Si on se réfère aux données démographiques du film (4 à 10 millions d’habitants) et les chiffres de la production britannique entre 1700 et 1800 (qui correspondent à ces amplitudes de population), cela nous place sur un volume extrait situé en 2 et 10 millions de tonnes. En 1841, il y avait environ 220 000 mineurs. En comparaison, l’industrie minière britannique employait encore 150 000 personnes en 1983. 

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Les bassins charbonniers encore en activité à l’époque étaient :  la région de Glasgow-Edimbourg, Cambria (même si marginal), Teesside, la région des Midlands (Yorkshire, Nottinghamshire, Leicestershire, Worcestershire, Shropshire…), le sud du Pays de Galles et le Kent. Tout cela implique, comme pour l’agriculture, le maintien d’une coordination au niveau du comté ou régional; et donc la logique de coexistence des régions charbonnières et des terres agricoles. En voici un exemple avec les régions des Midlands et le sud du Pays de Galles; qui pourraient même correspondre à un ensemble intégré.

On retrouve la logique de régions (les “États-fragmentaires” évoqués plus haut) logiquement constitués avec la superposition du charbon et des terres arables (régions de Cardiff-Swansea, Hereford-Shropshire et Est de l’Angleterre). Concernant l’électricité, nous avons évoqué plus haut le besoin soit d’une centrale à charbon ou de machines à vapeur reconverties. Il est plus logique que l’électricité soit déjà de retour un an après l’attaque, et qu’un réseau électrique régional soit remis en service une décennie plus tard.

Pétrole

Concernant l’essence, le Royaume-Uni était un très grand producteur de pétrole pendant les années 1980 grâce au pétrole de la Mer du Nord. L’inconvénient est que l’ensemble de ce potentiel était essentiellement situé assez loin des côtes britanniques, notamment près des côtes écossaises. 

Development of the Oil and Gas Resources of the UK 1984, British Department of Energy

Le Royaume-Uni possédait également quelques gisements sur son sol, notamment à Wytch Farm dans le Sud-Ouest depuis les années 1970, et des développements étaient en cours depuis le début des années 80 dans la région de Nottingham et du Lincolnshire. Le Royaume-Uni produisait également du gaz, dont les gisements étaient quant à eux plutôt proches des côtes de l’Est de l’Angleterre. Comme mentionné avec la carte ci-contre. Il serait peu sérieux d’imaginer que les autorités n’auraient pas tenté de remettre en service les nombreux pipelines ou communications avec ces stations de forages gaziers/pétroliers. 

Development of the Oil and Gas Resources of the UK 1984, British Department of Energy

Les terminaux pétroliers dans le Nord de l’Ecosse auraient logiquement posés des problèmes logistiques majeurs pour leur remise en route car très éloignés des régions urbaines de Glasgow et d’Edimbourg. La logique aurait été donc de se concentrer dans cette région urbaine pour redémarrer/réparer certaines infrastructures. Par contre, le terminal pétrolier du Teesside et les terminaux gaziers de l’Humberside, Lincolnshire et de Norfolk s’inscrivent très logiquement dans le cadre de re-développement d’infrastructures critiques dans une région stratégique sur le plan agricole. De même, la remise en route des puits de la région de Wytch Farm semble cruciale, la zone étant capable à l’époque d’assurer potentiellement plusieurs milliers de barils de pétrole. Un montant dérisoire en temps de paix, mais crucial dans le contexte de cette première année et également pour la décennie suivante. On pourrait donc supposer, notamment du fait des contraintes de nourrir une population substantielle une décennie plus tard, ce qui impliquerait des machines agricoles, une production même minimale d’essence (5000-10000 barils/jour par exemple) progressivement re-développée au cours de la décennie.

Si on recoupe cette information avec nos précédentes discussions sur l’agriculture et les rendements nécessaires, on pourrait tabler sur maintien et re-développement progressif de la mécanisation agricole, illustrée par ces deux graphiques : 

Logiquement, on devrait donc assister à :

  • Une diminution progressive de la force de travail agricole (après un extrême de 60% pour un retour vers les 40%)
  • L’expansion progressive de la mécanisation, pour atteindre un ratio en moyenne de 4 véhicules pour 1000 habitants

Ces contraintes sont clairement liées à la taille substantielle de la population (au moins une dizaine de millions de personnes), la faible part d’individus ayant une formation agricole leur permettant de subvenir seuls à leur besoin, l’inadéquation du paysage agricole britannique pour faire de l’agriculture de subsistance et le besoin de justifier d’excédents agricoles significatifs à la fin de la décennie.

Sur la démographie

Concernant la démographie, et vu des éléments discutés plus haut, il nous semble important de rappeler les lacunes du film sur ce sujet. Pour rappel, la population du Royaume-Uni était de 56 millions en 1984. Si on suit les chiffres du film, on obtient :

  • 2,5 à 9 millions de victimes lors de la l’attaque (seul chiffre communiqué par le film lors de l’attaque), donc un population restante de 53,5 ou 47 millions
  • 17 à 39 millions de victimes directes de l’attaque (chiffre communiqué par le film 4 mois après l’attaque), donc une population restante de 39 ou 17 millions de personnes

Le film indique que le minimum est atteint entre 3 et 8 ans plus tard avec une population de 4 à 11 millions d’individus. Comme évoqué plus haut, plusieurs problèmes vont se poser, dont la survie des populations non-agricoles. Une population qui ne dépassait pas les 1 million de personnes en 1983. La réalité est que le point bas risque d’être atteint à des niveaux bien plus faibles et peut-être même dès la fin de la première année si rien n’avait été fait. Si on accepte les chiffres du film, deux conclusions sont à tirer (partant du chiffre de 17 millions de survivants) :

  • Le chiffre de 4 millions indique à notre sens un krach démographique et sociétal total, et logiquement l’incapacité des survivants à disposer d’un système agricole viable ou à avoir pu organiser la moindre transition durant la première année et après, donc logiquement les scènes de fin avec retour de l’électricité et du charbon sont peu probables (faible cohésion sociale, pays vidé de ses habitants, plus de bétail, perte massive de savoir-faire, agriculture primitive…)
  • Le chiffre de 11 millions indique un niveau de stabilisation et de résilience conséquent (mais aussi plus logique), et l’existence d’une capacité collective à avoir pu s’organiser et faire face à des enjeux conséquents

La famine aux mois de Mars-Mai 1985 oblige à tirer la conclusion que le choc démographique n’a pas eu lieu trois ans plus tard quel que soit le scénario, les chiffres du déclin démographique atteignant plusieurs millions par an en cas de projection sur du long terme. On en déduit donc que : 

  • Le chiffre de 4 millions semble dès lors peu probable au vu de ses implications sociétales et agricoles, car il compromet logiquement la survie de l’ensemble des enfants visibles à l’écran 10 ans plus tard (et plus particulièrement Jane), des structures sociales, institutionnelles et industrielles nécessaires aux scènes finales; dans un tel contexte le minimum serait même bien inférieur
  • Le chiffre de 11 millions témoigne d’un rebond ou d’une stabilisation intervenue tôt et pouvant justifier de savoir-faire industriels, agricoles et institutionnels préservés/re-développés au cours de la décennie

Une proportion de survivants une décennie plus tard entre 20%-25% de la population d’avant guerre pourrait même être attendue (12-15 millions). Ces proportions permettent logiquement d’avoir un pays densément peuplé, des savoir-faire préservés et la preuve d’une nécessaire capacité d’adaptation mise en œuvre collectivement; des éléments compromis par un krach majeur. A titre de comparaison historique pour l’Angleterre, sa population était de 4,8 millions environ en 1348 au moment de la Peste Noire. Un premier point bas est atteint en 1351 avec 2,6 millions d’habitants (54% de la population avant la Peste Noire), puis un second point bas en 1450 avec 1,9 millions d’habitants (40% de la population avant la Peste Noire). Voici un graphique qui résume ces courbes avec l’inclusion d’un scénario alternatif basé sur la démographie britannique à l’époque de la Peste Noire (déclin initial de 50% de la population et stabilisation autour de 40%).

Si on analyse les courbes pour le scénario d’une population stabilisée autour de 11 millions d’individus :

  • La courbe « 11 M / 8 YRS » en bleu présente un déclin de la population relativement important la première année du fait du choc démographique, mais reste relativement maîtrisée sur le long terme avec une courbe plus progressive (point bas de 11 millions atteint 8 ans après l’attaque)
  • La courbe « 11 M / 3 YRS » en bleu présente un déclin de la population relativement important la première année du fait du choc démographique, mais très rapidement stabilisée (point bas de 11 millions atteint 3 ans après l’attaque)

Le potentiel et le capital humains sont relativement bien préservés (20% de la population d’avant-guerre), et les deux courbes pointent vers une logique où la société à pu réussir sa transition agricole/sociétale. Si on analyse les courbes pour le scénario d’une population stabilisée autour de 4 millions d’individus :

  • La courbe « 4 M / 8 YRS » en orange présente un déclin de la population relativement important la première année puis constant tout au long de la décennie et peu maîtrisée sur la décennie (point bas de 4 millions atteint 8 ans après l’attaque)
  • La courbe « 4 M / 3 YRS » en orange présente un déclin de la population brutal et en chute libre en moins de 3 ans (point bas de 4 millions atteint 3 ans après l’attaque)

Visuellement, ces deux scénarios indiquent un échec de la transition vers un nouveau modèle agricole/sociétal suite aux échecs de la première année après l’attaque. Le scénario d’une chute en 3 ans à moins de 7% de la population d’avant guerre semble compromettre irrémédiablement toute possibilité sérieuse de rebond sur le très long terme, voir même de survie démographique sur le moyen terme. En comparaison historique, nous avons des exemples de civilisations complexes et technologiques qui n’ont pas pu se relever passé certains seuils critiques de déclins démographiques. Citons par exemple : 

  • L’empire Khmer a perdu lors de sa disparition (et pendant plusieurs siècles) toute capacité à maintenir son système urbain après sa chute avec un abandon quasi total d’Angkor, malgré la survie des populations en milieu rural
  • Le cas des Mayas présente le même tableau avec abandon des systèmes complexes suite à des perturbations climatiques/sociétales majeures

La chute de l’Empire Romain est intéressante car elle présente un tableau “comparable” sur le plan technologique. Lors de sa chute, les savoir-faire techniques/industriels ont disparu : aqueducs, construction de routes ou encore le fameux “béton romain” (opus caementicium)… Dans notre contexte, la société à l’écran est capable une décennie plus tard d’extraire du charbon et de remettre en route une technologie complexe : l’électricité. Par ailleurs, ces technologies sont “fragiles” et cela suppose un maintien même partiel au cours de la décennie non-décrite dans le film. A titre de comparaison, il a fallu plusieurs siècles après l’effondrement de l’Empire Romain pour retrouver certains systèmes technologiques et administratifs (organisation urbaine, construction de cathédrales, médecine…). Dans notre contexte, le film montre un isolement total du Royaume-Uni une décennie plus tard, cela impose logiquement trois obligations : 

  • Un maintien, remise en service et une utilisation, même partielle, d’infrastructures techniques (mines, production d’électricité, peut-être production “résiduelle” de pétrole…)
  • Un seuil de population critique (taille probablement autour de la dizaine de millions de personne et stabilisation rapide) pour maintenir ses savoir-faire, les transmettre et les re-développer le cas échéant au cours de la décennie
  • Une société et une gouvernance (quels que soient leurs formes) pour maintenir ses infrastructures/connaissances même à un niveau même minimal

Sans ces trois conditions, on assiste logiquement à la disparition d’infrastructures techniques, à la disparition de nombreux savoir-faire et à la déstructuration complète des communautés humaines. Logiquement, la société à l’écran dix ans plus tard ne pourrait pas disposer de charbon ou d’électricité. Et si la société a autant décliné, la seule explication plausible serait une aide étrangère, mais cela n’est pas décrit explicitement ou implicitement par le film.

La question du pain

Un sujet qui n’est pas abordé par le film, mais montré dans une scène, est la question de la fabrication du pain. Cet aliment est important car il distingue les sociétés de subsistance primitives des autres. C’est aussi un produit que l’on pourrait qualifier de civilisationnel car il implique des chaînes de production, transformation, stockage et distribution; même minimales. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, ce dernier nécessite des céréales (blé ou orge). Comme le film montre son existence, cela implique nécessairement comme nous l’avons indiqué plus haut le maintien de la traction animale (et donc la préservation d’une importante fraction des bovins dès les premières semaines et les mois ayant suivis l’attaque) et de la charrue même si le film ne semble pas le reconnaître ou l’admettre, les céréales n’étant pas cultivables à grande échelle sans ces deux pré-requis.

La permanence de sa culture au cours de la décennie, même moins efficacement, est d’ailleurs un impératif biologique pour sa continuité. La culture des céréales a dû se poursuivre : le pain n’est pas réapparu dix plus tard sans un effort agricole continu. Mais la question qui nous intéresse ici est quel type de pain et comment ?

La réponse logique serait de prioritairement fabriquer du pain d’orge. Tout d’abord parce que l’Angleterre produit de grandes quantités d’orge (“d’hiver” comme “de printemps”) dans toutes les régions céréalières. Il aurait donc été logique d’utiliser ces céréales. La seconde raison est d’ordre mécanique. Le blé est très exigeant en termes de transformation, il faut retirer le son puis lui faire passer tout un processus de transformation complexe pour obtenir de la farine broyée finement et panifiable, ce qui provoque des pertes. Il va également falloir de la levure. On peut bien sûr produire des galettes rustiques, mais ce n’est pas optimal vu l’énergie requise avec le blé. 

Production de pain d’orge sous forme de galettes cuites au four

L’orge au contraire présente de nombreux avantages. Et d’ailleurs, c’était peut-être l’un des premier pain fabriqué dans les Îles Britanniques dès l’époque de l’Âge de Fer. L’orge possède une glumelle, mais son utilisation depuis des siècles voire des millénaires par de nombreuses sociétés à travers le monde est probablement la meilleure preuve de sa facilité de fabrication, notamment en l’absence de techniques sophistiquées. L’orge n’est pas panifiable au sens strict (les pains d’orge modernes sont d’ailleurs souvent mixés avec de la fariné de blé). Ce pain est même mentionné explicitement dans la Bible Hébraique au chapitre des Juges. C’est le pain idéal dans des conditions logistiques dégradées : sa transformation est relativement simple en comparaison du blé, il ne nécessite pas de levures et il peut faire l’objet d’une cuisson avec des méthodes simplifiées. Loin d’être primitif (ce pain est encore aujourd’hui très consommé au Maghreb et au Proche/Moyen Orient, il est mentionné dans la Bible et il a constitué l’alimentation de nombreuses populations pour plusieurs civilisations), le pain d’orge serait presque un retour aux sources Celtes dans notre contexte.

Textile : se vêtir et se chausser

Le film présente une décennie plus tard des enfants étant vêtus de vêtements parfois en loques, et fait plus frappant, des personnes portant du plastique ou du papier en guise de chaussures.

En témoigne cette photo de ce soldat, tête baissée, vers la fin du film. Le simple fait qu’un système agricole suffisamment solide ait dû non seulement persister un an après l’attaque mais également rebondir tout au long d’une décennie pour nous conduire aux scènes finales et donc pouvoir supporter les chiffres de 4 à 10 millions de survivants d’après le film lui-même, nous amène à la conclusion logique que cela n’est pas très réaliste. D’autant plus que la société à l’écran est logiquement en voie de réindustrialisation. Bien que non articulée par le film, la scène où les enfants collectent du fil pointent dans le sens du développement de cette activité. Quelle forme cette activité nécessaire à la survie de million de personnes pendant une décennie aurait-elle pu prendre ? 

Concernant les chaussures, nous avons évoqué plus haut la nécessité d’avoir conservé un bétail de bovins en grande quantité pour assurer les nombreux travaux de labour nécessaires pour soutenir cette population. Cela veut donc dire que la population dispose normalement de la possibilité de produire du cuir en plus ou moins grande quantité. C’est important car le cuir est l’élément logique pour fabriquer des chaussures, aussi simples soient-elles. Elles constituent une nécessité, et leur absence ne serait pas logique au regard de la réintroduction du charbon et d’infrastructures industrielles. Le plastique ou le carton montrés dans le film ne sont probablement pas disponibles, et peu durables de toute façon. Le modèle le plus simple à produire – mais très primitif et peu aligné avec l’état logique de la société à l’écran – serait quelque chose dans le style d’une chaussure faîte d’une seule pièce de cuir fermée avec une couture centrale servant de fermeture/lacet; dans le style des premières chaussures fabriquées par les premières populations européennes (comme la plus ancienne chaussure connue sous le nom d’Areni-1 vieille de plus de 5000 ans). Du fait du contexte technique et sociétal évident à l’écran, quelque chose de plus logique serait de fabriquer des “turnshoes”, un nom en référence au processus de fabrication consistant à la coudre à l’envers puis à la retourner.

Raakvlak, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Concernant le textile, et donc la fabrication de vêtements, plusieurs solutions auraient dû logiquement exister. Tout d’abord, il aurait été impensable de récupérer les vêtements des morts et de les enterrer nus : un tabou social évident dans une société structurée qui doit logiquement exister dans l’univers du film. Ils auraient dû à minima recevoir un linceul. Le recyclage de stocks d’avant-guerre dans des magasins est une option comme pour les chaussures, mais sur le court terme. Il a donc fallu en fabriquer, ou tout du moins entretenir les vêtements. Le tissage paraît nécessaire  pour toutes les pièces de grande taille : pantalons, t-shirts (ou plutôt tuniques) ou robes. Le tricotage semble plus logique pour toutes les petites pièces : bonnets, cache-cou, écharpe… Il peut d’ailleurs se pratiquer à l’aiguille mais également avec des tricotins. En voici un exemple fabriqué par mes soins, dans le cadre d’une vieille expérience comme artisan dans le textile. 

L’étude “Knitwork: Creativity and the Manufacture of British Designer Knitwear in the 1980s” nous apprend d’ailleurs un fait intéressant sur le Royaume-Uni : le travail à domicile était très répandu jusqu’au milieu des années 80 dans le domaine de la production textile. Un chiffre intéressant : l’étude mentionne qu’on pouvait estimer que jusqu’à 44% des vêtements pour femmes fabriqués à Londres étaient faits par des travailleuses à domicile. Une réalité pas forcément universelle dans toutes les régions d’Angleterre, mais le potentiel devait exister compte tenu du long passé textile britannique.

Vexillologie et l’Est de l’Angleterre

Voici un zoom sur la carte vue plus haut, en superposant notre carte (et notamment notre zone agricole des “Crops producers”) avec la carte anglaise des comtés britanniques d’avant 1996 (ce système ayant subi de nombreuses révisions au cours du temps); dans le but notamment de la croiser avec les statistiques britanniques de 1983. Notre zone agricole de l’Est de l’Angleterre comporte donc les comtés britanniques suivants : Humberside, Lincolnshire, Nottinghamshire, Leicestershire, Cambridgeshire, Norfolk et Suffolk.

Statistiques du gouvernement britannique en 1983 par comtés d’Angleterre (Source : Agricultural Statistics United Kingdom 1983, MINISTRY OF AGRICULTURE, FISHERIES AND FOOD DEPARTMENT OF AGRICULTURE AND FISHERIES FOR SCOTLAND DEPARTMENT OF AGRICULTURE FOR NORTHERN IRELAND WELSH OFFICE)

Pour conclure sur le sujet : quel pourrait être le drapeau de « l’État-fragmentaire » ? Plus qu’un projet réel, l’idée est de s’interroger surtout sur les nouvelles formes de narratifs qui peuvent émerger dans une société en pleine reconstruction qui cherche à se construire une nouvelle identité. Compte tenu de l’effondrement total de la société et des institutions du passé, quelque chose de nouveau s’impose. Quelque chose qui ne soit pas associé aux institutions passées, liées à l’échec total durant l’année ayant suivi l’attaque nucléaire et à l’effondrement de la société résultant de l’échec du programme de « travail-contre-nourriture ». Cela pourrait être une idée :

Un tiers pour le charbon, deux tiers pour les champs. L’agriculture prime sur l’industrie et le charbon. Le symbole du blé est utilisé comme symbole agricole courant, et reproduit trois fois : seul symbole du « passé ». Lorsque le pays était un important producteur de céréales. Et aussi pour représenter l’espoir de le faire croître à nouveau progressivement. Le drapeau n’utilisera aucun symbole politique passé, le compromis requis pour la reconstruction et l’avenir de la société.

L’inconnue étant la question, sur le plan identitaire, de l’existence même de la famille royale britannique. Comme indiqué plus haut, le film nous montre un monde très fragmenté une décennie plus tard, qui semble fonctionner hors des normes étatiques classiques. Par conséquent, on peut en déduire que l’institution royale – dans le cadre institutionnel britannique classique – n’existe plus au sens passé, même si ses membres auraient pu survivre physiquement. Les Anglais ont toujours eu un grand attachement à leur famille royale, mais vu le contexte, il semblerait logique que le projet d’une institution royale soit éclipsé au profit d’autres priorités. Peu probable également est la survivance – au sens institutionnel – de la noblesse britannique passée. Voici un drapeau symbolique de compromis : toujours le partage ⅓ de charbon et ⅔ pour les champs. Mais cette fois on insère un symbole britannique majeur : la couronne de Saint Édouard utilisée lors des couronnements des monarques britanniques.

Brève chronique de l’Écosse

La majorité de cet article a traité principalement de l’Angleterre (et indirectement du Pays de Galles). Mais que serait devenue l’Ecosse ? Malgré son isolement géographique important, la région aurait sans doute eu plusieurs qualités essentielles lui permettant de rebondir comme d’autres parties du Royaume-Uni. La première chose est que l’Écosse ne possédait pas autant de cibles urbaines ou militaires que l’Angleterre : principalement les ports et villes de Glasgow et d’Edimbourg. La région possédait également des mines de charbon situées entre ces deux villes. Voici un schéma possible des efforts de remédiation au cours de la première année. 

Un fait intéressant concerne l’Écosse : dans les années 1960, c’était dans cette région que devait se réfugier la famille royale britannique en cas de conflit majeur, plus précisément dans un yacht ou une résidence près des lochs dans le Nord-Ouest de l’Écosse. Un plan qui sera remplacé les années suivantes par le regroupement de la famille royale avec le gouvernement dans un bunker dans la région de Corsham (Sud-Ouest de l’Angleterre).

La principale contrainte tenant à son agriculture qui bien que développée (céréales, élevages, racines/tubercules…) était dépendante d’une assez faible surface de terres arables comparativement à la taille du territoire, et concentrées le long de la côte en partant d’Edimbourg au Sud-Est jusqu’à Aberdeen au Nord-Est environ. Produisant principalement de l’orge, la région avait une base agricole un peu moins diversifiée que l’Est de l’Angleterre (notamment en ce qui concerne les légumes et les fruits), mais bien établie; ainsi qu’un bétail d’une taille substantielle.

Statistiques du gouvernement britannique en 1983 sur l’agriculture écossaise (Source : Agricultural Statistics United Kingdom 1983, MINISTRY OF AGRICULTURE, FISHERIES AND FOOD DEPARTMENT OF AGRICULTURE AND FISHERIES FOR SCOTLAND DEPARTMENT OF AGRICULTURE FOR NORTHERN IRELAND WELSH OFFICE)

Après l’attaque, les réfugiés auraient pu se déplacer soit vers l’intérieur des terres (principalement le long de la côte) ou s’orienter en direction de l’Angleterre. Il aurait été logique, mais dans une moindre mesure que l’Est de l’Angleterre, que des efforts soient organisés pour réhabiliter cette région agricole précieuse (notamment pour la culture des céréales). Pour des raisons climatiques, l’hiver nucléaire aurait pu y être plus sévère dans cette région – un fait constaté pour certaines régions les plus septentrionales comme le Nouvelle-Angleterre lors de l’année sans été en 1816 – mais le film reste silencieux.

Pour conclure, voici la géographie possible de cette région de 1984 à 1997. Contrairement à l’Angleterre et au Pays de Galles, le système de qualification des sols est un peu différent mais la carte suit la même logique. En brun/vert (le long de la côte à l’Est) les terres plus arables. En mauve/rose (à l’Ouest) les terres sont principalement destinées aux pâturages car trop pauvres ou difficiles à cultiver.

Quel futur pour l’Irlande du Nord ?

Après avoir parlé de l’Angleterre (et indirectement du Pays de Galles), ainsi que l’Écosse, nous pouvons finir sur l’Irlande du Nord. Bien que moins peuplée et moins stratégique, le territoire aurait pu être visé : destruction potentielle de la région industrielle/portuaire de Belfast et possiblement Londonderry pour désintégrer les deux centres urbains majeurs de l’Irlande du Nord.

Son potentiel agricole (comme le Pays de Galles) était essentiellement limité à l’élevage. Le principal problème de l’époque était le conflit entre l’IRA, les loyalistes et les autorités britanniques (“The Troubles” en anglais). Le film là aussi reste muet sur cette région.

La destruction des deux principaux cœurs urbains et la faiblesse du système agricole aura sans doute créé un mouvement de migration logique vers la République d’Irlande au sud. Quant aux suites du conflit nord-irlandais, cela semble bien incertain. Le pays était extrêmement militarisé et de nombreuses armes étaient en circulation. Les divisions étaient quasiment insurmontables à cette époque au sein de la population et avec les autorités. La capacité à reconstruire collectivement nous semble donc davantage compromise que dans d’autres régions du pays, et un scénario de migration/absorption par la République d’Irlande semble le plus logique.

Jane et « l’État-fragmentaire« 

Jane a probablement quitté la petite communauté agricole de sa mère pour s’installer dans la ville voisine où se trouve « l’État-fragmentaire ». Plusieurs possibilités peuvent expliquer ce fait. Premièrement, le fait que Ruth ait été acceptée avec son bébé dans une petite communauté pendant une période difficile pourrait être lié à une promesse faite par les fondateurs de la communauté : « Tant que ton bébé est jeune, tu peux rester ici si tu acceptes de travailler avec nous ». Des mois et des années plus tard, la promesse est devenue permanente. Lorsque Ruth est décédée, et parce que Jane était probablement considérée comme suffisamment adulte en raison de la façon dont la société aurait pu considérer les enfants – dans un contexte typique des sociétés agraires pré-industrielles – il n’était pas question de la « protéger » avec un système typiquement anglo-saxon de type « servitude sous contrat » (ou « indentured servitude » en anglais; comme ce qui a été fait après le procès de Salem pour mettre les enfants orphelins des personnes exécutées au sein d’une famille et garantir qu’un abri, du travail et de la nourriture leur seraient fournis; ce qui était loin d’être parfait, mais évitait de créer des enfants sans abri et sans ressources). Le pays ne dispose à ce moment-là d’aucun orphelinat, ce qui rendrait logique un mécanisme communautaire – aussi imparfait soit-il – pour les mettre à l’abri. Une mécanisme qui aurait impliqué la désignation d’un foyer en échange d’une compensation communautaire. Deuxièmement, elle aurait pu décider elle-même de quitter la communauté pour partir à la recherche de nouvelles opportunités et du fait de la perte d’attaches avec la communauté agraire de sa mère. Il est peu probable qu’une expulsion brutale ait eu lieu étant donné la nécessité pour ces petites communautés de disposer d’une main-d’œuvre abondante, et l’accueil reçu par Ruth et son bébé – obligatoire pour leur survie après les évènements de Mars-Mai 1985 – contredit totalement ce schéma.

Quel chemin aurait pu suivre Jane ? Il nous faut remonter au départ de sa mère, Ruth, après l’attaque. Le chemin que nous proposons respecte les deux points de départ et d’arrivée : Sheffield et la grange de Jane près de Chesterfield. Toutefois, nous imposons un réalisme agraire au film : à savoir que la région de Buxton ne peut être ni le lieu de la scène de la récolte en 1984, ni le lieu de la scène du vol de grains, ni l’endroit où Ruth et son bébé auraient pu survivre. Un chemin qui intègre, du fait de la vulnérabilité évidente de Ruth à ce moment-là en Mars-Mai 1985, un accueil nécessaire dans une petite communauté agricole à l’Est de l’Angleterre. Puis le chemin de sa fille qui marche d’une certaine manière sur les traces de sa mère, et également pour se rapprocher du nouveau cœur d’activités et d’opportunités de son univers. 

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

On retrouve donc d’abord pour Ruth :

  1. Sheffield comme point de départ
  2. Buxton après son départ sur la route avec les autres réfugiés
  3. Un mouvement logique dans le Leicestershire près des plaines agricoles du Royaume-Uni en Septembre-Décembre 1984
  4. La possible scène de vol des grains et sa tentative pour acheter des rats pour nourrir sa fille à Leicester
  5. Une migration vers l’Est est un possible accueil dans la région agricole du Fens

Puis pour Jane :

  1. Son possible départ vers l’Ouest après la mort de sa mère qui l’amène à traverser le Lincolnshire
  2. Son arrivée possible dans la ville de Chesterfield à proximité des mines de charbon, possible lieu de la scène avec l’école
  3. Sa grange à la frontière entre Peak District National Park (région de Buxton) et les plaines agricoles à l’Est

Elle a probablement commencé à vivre entre cet « État-fragmentaire » et la campagne voisine, dans cette fameuse grange où on l’a voit cuisiner un lapin et où elle sera malheureusement victime d’une agression par un autre garçon.

La région de Chesterfield est intéressante pour la présence de nombreuses mines de charbon, même si la distance avec les terres agricoles de l’Est la rend peut-être moins attractive que des villes plus au Sud. De nombreuses mines de charbon étaient toujours ouvertes dans les années 1980, la plupart d’entre-elles localisées largement en périphérie de la ville et proches des petites villes environnantes. Par contre il n’y a pas de centrales électriques au charbon à proximité. Ces dernières étant davantage dans les régions de Sheffield, Leeds ou de Birmingham.

Même si les autorités de « l’État-fragmentaire » ont été guidées par de bons principes lorsqu’elles ont lancé leur programme « éducatif » avec une télévision (ce qui était probablement un « événement » pour les enfants et même pour les personnes habituées à la violence, aux maladies, aux mauvaises récoltes et à la survie quotidienne; pour qui l’éducation n’avait aucune valeur), il n’était pas « gratuit ». Il a probablement été conçu comme une « récompense » pour sensibiliser également les enfants à leur devoir; surtout dans un monde où beaucoup de choses sont rares et fragiles. Que voit-on dans le film ? Ils font leur cours en anglais, puis on leur demande de travailler sur de petites tâches simples : prendre de vieux vêtements et les démêler pour récupérer du fil. Un petit repas était probablement offert aux enfants. Cette scène est importante également pour une raison particulière : l’effort requis pour qu’elle se produise démontre une volonté d’investissement dans les générations futures, une contradiction de l’idée que les enfants seraient perçus comme moins aptes ou compétents.

Un petit pain à la fin du film, lors de scène du vol organisée par Jane et deux autres garçons. L’illustration du retour d’une culture des céréales plus importante, et logique dans un contexte d’une société capable de créer des surplus alimentaires.

C’est toujours l’idée du « travail-contre-nourriture » qui a présidé à l’effondrement lors de l’année après l’attaque, mais cela n’a rien à voir avec le fait de faire travailler les gens dans des conditions horribles, où il n’y a pas de récompense mais seulement des punitions et des brutalités, comme en 1984-1985. La simple existence du programme « éducatif » laisse présager de meilleures conditions et une production alimentaire stable. Si « l’État-fragmentaire » était prêt à exploiter les enfants avec un programme de travail forcé, il n’y aurait pas de télévision ni de divertissement.

Jane et deux garçons courent à travers les ruines d’une ville (Sheffield ? Chesterfield ?) détruite après volé du pain

Mais même si la société semble se soucier davantage des enfants, la loi brutale du nouveau monde s’applique également à eux : l’abondance de nourriture est relative et il n’y a pas de place pour la voler. D’où la scène où le jeune garçon est abattu dans la rue. Comme je l’ai dit plus tôt, « l’État-fragmentaire » et les petites communautés agricoles ne sont ni une dystopie ni une utopie. Ils correspondent et s’alignent sur ce qui est possible dans ce qui reste d’un pays dévasté où les gens luttent même si les choses s’améliorent lentement. Quand on sait qu’après la mise en œuvre du « Transportation Act » en 1717 au Royaume-Uni, de nombreuses personnes vulnérables (notamment les enfants sans abri) ont été rendues éligibles au transport pénal vers l’Amérique du Nord ou l’Australie, parfois, uniquement pour avoir volé quelques cuillères et un cheval; et plus important encore, la peine capitale pour les mineurs de moins de 16 ans n’a été abolie qu’en 1908 au Royaume-Uni; on peut comprendre à quel point la société post-guerre nucléaire a régressé.

Royaume-Uni 1998-?

Pour conclure, le chemin logique ne peut être que d’aller de l’avant. Vu le chemin que les survivants ont dû accomplir depuis la fin de la première année après l’attaque, et vu les pré-requis pour les éléments visibles à l’écran une décennie plus tard, le pays ne peut que se reconstruire de façon plus large. Voici une proposition de carte pour ce futur jamais exploré par le film lui-même : 

Le projet n’est pas forcément hors du commun mais dans la suite logique des précédents éléments. On devrait donc logiquement assister aux développements de routes à travers le pays pour reconnecter des régions agricoles distantes. Le tracé de ces routes serait celui des voies romaines. On devrait également assister au re-développement d’une activité portuaire limitée tournée vers l’extérieur – mais aussi pour des échanges sur la côté Est du Royaume-Uni – en tenant compte de la destruction de nombreux ports industriels. L’idée serait plutôt de développer des contacts depuis des ports de petite taille, potentiellement épargnés durant l’attaque nucléaire. Enfin, il pourrait y avoir un re-développement très limité d’anciennes portions de chemin de fer. Plutôt dans l’Est de l’Angleterre, en lien avec les mines charbonnières.

Un testament des fondateurs de « l’État-fragmentaire »

1998 – Au milieu de ce qui était autrefois l’Est ou le milieu de l’Angleterre

Nous avons connu comme les autres l’année 1984 (celle surnommée “l’année des boules de feu” par certains survivants), l’iniquité du programme “nourriture-contre-travail” qui s’en est suivi que nous avons appliqué bon gré mal gré et en dépit des problèmes moraux évidents, les efforts dans l’Est de l’Angleterre et la crise catastrophique un an après l’attaque. Il serait malhonnête de dire que nous avons agit par générosité ou esprit de cœur. Nous étions dans la même situation que les autres survivants. Nous l’avons donc fait d’abord pour nous-même (nous devions manger et survivre), et indirectement pour les autres. Notre seule “bonne action” peut-être est d’avoir coordonné les efforts nécessaires à la sauvegarde de ces régions agricoles clés après l’attaque, d’avoir sauvé ce qui pouvait l’être de la récolte en 1984, des semences, du bétail et des outils; et d’avoir peut-être pu constituer pour de nombreuses personnes le seul relai d’autorité valable de façon à organiser ce qui devait l’être en 1985 pour les prochaines récoltes.

Il fallait organiser un immense effort collectif pour que tout le monde travaille et reçoive des consignes pour produire les fruits de la terre et nous permettre de nous sortir de cette mauvaise passe en Mars-Mai 1985. Malgré nos torts et erreurs en cette année 1984-1985, nous étions au contact direct des autres tout ce temps là. Nous devions appliquer des ordres absurdes mais nous avions les mêmes difficultés matérielles que les autres. Nous avons également dû travailler aux champs comme les autres pendant cette longue décennie et réapprendre à marcher. Nous sommes lucides sur ce que de nombreux survivants pensent de nous : les vestiges d’une autorité et d’un État déchu; avec lesquels il faut travailler malgré tout. La stabilité alimentaire et agricole, une école, un hôpital ou encore l’éclairage de rue dans certains endroits ne changeront rien à nos erreurs et fautes de l’année 1984-1985.

Un autre scénario alternatif : la continuité du Royaume-Uni

Même si ce scénario s’aligne peu avec ce que laisse entendre le film 10-12 mois après l’attaque et une décennie plus tard (famine, violence militaire, agriculture peu coordonnée à grande échelle, société très fragmentée une décennie plus tard…), l’idée d’une continuité du Royaume-Uni comme entité unie jusqu’à la fin du film – ou ré-unification progressive – est une idée intéressante à plusieurs égards : 

  • Elle permets de garantir avec moins de difficultés le passage de la période Mars-Mai 1985 dans l’univers du film et donc de garantir un plus grand nombre de survivants une décennie plus tard
  • Elle offre également des opportunités d’une reconstruction plus coordonnée et constante sur toute la décennie non-explorée par le film; ainsi que la mutualisation de ressources permettant un redémarrage industriel facilité une décennie plus tard

Toutefois, cette solution – si on souhaite respecter les images et informations du film – pose la question de savoir ce que serait devenu le programme “travail-contre-nourriture” qui, tel qu’il est présenté dans le film, n’est aucunement viable sur la durée. Sauf à admettre en vérité une mauvaise formulation du projet de certains plans de contingence britanniques tels que présentés par Duncan Campbell dans son livre War Plan UK (1982). Ainsi à la page 127 : « En même temps, les planificateurs n’ont pas perdu de vue leurs valeurs fondamentales. Dans la plus remarquable des circulaires adressées aux autorités locales, Briefing Material Journal Wartime Controllers (53/76), le ministère de l’Intérieur a exposé ses vues sur l’économie post-nucléaire :

Effondrement de l’économie monétaire:

Une attaque nucléaire de grande envergure contre ce pays perturberait complètement le système bancaire sur lequel repose l’ensemble de l’économie monétaire. Même une attaque à petite échelle sur Londres et sur le site des principales installations des grandes banques de compensation aurait un effet similaire… L’argent, sous sa forme actuelle, n’aurait plus aucune signification. La circulaire proposait que le troc et, pour le gouvernement, la cession de nourriture ou de vêtements, remplacent assez rapidement l’utilisation de l’argent « en tant qu’élément de l’économie ». moyen d’acheter des biens ou de récompenser des services.

Il a ensuite souligné que :

Le rétablissement d’un nouveau système monétaire dans les plus brefs délais serait un élément essentiel de la politique de redressement national. Cela pourrait prendre un an ou plus, selon l’ampleur de l’attaque, et on ne peut pas supposer que l’ancienne monnaie sera rachetée, sauf peut-être au prix d’une dévaluation considérable de son pouvoir d’achat antérieur (souligné par l’auteur).

La circulaire explique également que les commissaires régionaux recevront l’aide de « conseillers financiers issus du Trésor et du secteur privé ». » Un projet logiquement temporaire et pragmatique de retour du troc, sans commune mesure avec le programme mis en œuvre par les autorités dans le film. Un plan plus détaillé, pragmatique et nuancé que ce que présente le film. Voici donc une carte qui illustre cette logique de continuité étatique au Royaume-Uni. Il y a objectivement peu de différences notables, mais surtout des changements de terminologie : 

  • Les “États-fragmentaires” deviennent de simples pôles de reconstruction industriels, agricoles et charbonniers
  • Les zones agricoles poursuivent leur logique d’intégration/interconnexion
  • Le Sud-Ouest de l’Angleterre est pleinement réintégré dans le dispositif de reconstruction nationale avec notamment la remise en service des puits pétroliers de Wytch Farm
  • Les pôles font également l’objet d’interconnexions entre eux
Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Un scénario plus raisonnable d’une certaine façon, qui suppose un désaccord plus grand avec les images à l’écran, mais qui peut aussi s’inscrire dans une logique de fragmentation initiale suivie d’une recomposition nationale/régionale. Il ouvre la porte – dans le cadre de l’univers fictionnel – à une reconstruction plus cohérente avec reconstruction d’un système agricole national et remise en route d’infrastructures critiques comme l’extraction gazière/pétrolière.

Et les autres ? Sur l’aide et les contacts étrangers

C’est le second scénario, avec celui de la continuité étatique du Royaume-Uni, le plus éloigné encore du film. Il est logiquement complémentaire des autres possibilités (“États-fragmentaires”, abandon de l’Est, continuité étatique, mix-fragmentation-recomposition étatique…), mais totalement dénié par les images du film. Mais c’est une réalité aussi : le Royaume-Uni ne serait pas resté, objectivement, totalement coupé du monde; ne serait-ce que des raisons évidentes d’isolement géographique. C’était un Etat majeur sur la scène régionale et internationale. C’est une île aussi. La question qui se pose est : qui aurait pu aider le Royaume-Uni après l’attaque et les années suivantes ? L’idée est d’explorer ici quelques pistes logiques sans chercher à “étirer” l’univers du film au-delà de la simple logique.

Le Royaume-Uni est fondateur du Commonwealth. Si on enlève les pays de l’hémisphère Nord, il serait logique que l’aide soit venue d’un pays african (hors Afrique du Sud, sous embargo du fait de l’Apartheid), l’Inde ou l’Australie. Le Canada étant proche des Etats-Unis, il aurait pu être visé par des frappes nucléaires. Du fait de la configuration climatique d’un potentiel hiver nucléaire, il serait logique également que le Canada soit fortement impacté. L’Australie et la Nouvelle-Zélande auraient pu faire l’objet de frappes également dans le cadre de leur alliance avec l’OTAN. A cette étape, nous avons donc plutôt soit un pays Africain (Ghana, Nigeria…), un pays des Caraïbes : Jamaique, Trinidade… ou d’Asie (Inde, Bangladesh… mais pas le Pakistan qui n’est plus membre à l’époque); où même une coalition d’états du Commonwealth ayant pu porter assistance au Royaume-Uni sur le moyen et long terme. On peut aussi penser aux nombreux territoires ultra-marins britanniques potentiellement épargnés, mais très éloignés, et ne possédant pas forcément les ressources logistiques pour le faire. 

Les deux théâtres probables des opérations militaires le 26 mai 1984 furent : l’Europe et le Moyen-Orient du fait de l’invasion de l’Iran. Peut-être aussi le Pacifique dans une moindre mesure.

Le destin de l’Europe semble lié à l’attaque nucléaire soviétique le 26 mai dans le film. Il semble peu probable qu’un pays de l’Europe continentale puisse porter assistance au Royaume-Uni, à l’exception peut-être de la France, qui n’était pas membre à part entière de l’OTAN (ayant quitté le commandement intégré dans les années 1960 et n’ayant plus de bases américaines sur son sol). L’Irlande est un candidat potentiel également, mais elle serait davantage occupée à gérer la problématique de l’Irlande du Nord post-nucléaire et les conséquences immédiates de l’hiver nucléaire sur son propre système agricole. Le Moyen-Orient aurait été lourdement impacté aussi du fait des nombreux intérêts américains et pétroliers dans la région.

Dans le cadre d’une aide internationale, se pose la question d’un éventuel paiement, et surtout de quelle autorité avec qui discuter ? Le film laisse voir un pays une décennie plus tard sans forme de gouvernance centralisée. Ce scénario implique d’admettre au moins la constitution d’autorités régionales (le ou les “États-fragmentaires) ou une continuité étatique (même après une fragmentation initiale). Se pose toujours la question de ce que le Royaume-Uni aurait pu échanger : 

  • L’or de la Banque d’Angleterre ? Même le livre War Plan UK (1982) est mué sur le sujet, même si une mise à l’abri aurait été logique; il y en avait un peu plus de 300 tonnes en 1983
  • Le pétrole et le gaz de la Mer du Nord ? Reste le problème des infrastructures et à nouveau des autorités avec qui négocier ou non leur propriété

Un tel scénario impliquerait en fin de compte une logique de solidarité comme on en a simplement connu après de nombreuses catastrophes historiques : colis de la Croix-Rouge dans les zones de guerre ou les camps, accueil de réfugiés par des pays voisins de zones de guerre, solidarité régionale… même entre survivants d’anciens Etats ennemis peut-être. Traverser la Manche est relativement « facile » : la distance n’est que de 34 kilomètres entre Douvres-Calais.

Un scénario dépasse largement le cadre du film car il implique finalement l’existence de solidarités qui sont totalement niées par le film, même dans son cadre géographique strict. Mais une nécessité même à l’échelle de ce qui reste de l’Angleterre.  


Chronologie de l’année après l’attaque nucléaire et les événements possibles au cours de la « décennie perdue »

Après avoir évoqué en détail les deux périodes cruciales du narratif, il nous faut maintenant pouvoir reconstruire une trajectoire plausible, en acceptant que le film puisse se tromper.

Comme vous l’avez vu, et malheureusement pour le film Threads, son récit invite à un examen minutieux et détaillé. En effet, le film ne fournit aucun élément agricole/sociétal/gouvernemental/logistique pour connecter les scènes du film entre elles. Threads n’est pas Mad-Max ou Alien. Ces derniers étaient évidemment des films de science-fiction. Mais quand même le British Film Institute décrit un film comme un « réalisme déchirant » et que tout le monde célèbre son réalisme scientifique; nous avons raison d’évaluer sa plausibilité et son réalisme. C’est même un devoir lorsque un film possède une telle influence. Mais le film échoue à trop de « tests de résistance » pour être considéré comme réaliste. Les deux publications précédentes ont déjà éveillé la curiosité du lecteur quant au besoin de développer des mécanismes d’explication aussi importants. Quelques exemples :

  • Le film estime que l’attaque nucléaire et ses retombées ont causé près de 38 millions de morts quatre mois après l’attaque. Avec une estimation de 20 millions de morts suite à l’attaque, cela signifie qu’en quatre mois 18 millions sont morts des suites des retombées, de la violence, du mal des radiations, de l’épuisement, de la famine… tout cela pendant la crise de l’exode avant les récoltes; tout en précisant un peu plus tôt que le nombre de planches non enterrées se situe entre 10 et 20 millions à travers le pays
  • Représente à l’écran une famine terminale 10 à 12 mois après l’attaque, mais estime que la courbe démographique va atteindre son minimum jusqu’à 8 ans plus tard; malgré des pertes massives au cours de la première année
  • N’a jamais conceptualisé les systèmes impliqués dans l’ensemble de son récit : de la coordination régionale/nationale pendant l’effondrement l’année après l’attaque à la reconstruction agricole nécessaire pour ses propres scènes finales
  • Est convaincu qu’une société qui connaît une régression sans fin sur tous les plans (agricole, démographique, intellectuel, social…) après une grave crise sociétale, peut maintenir un système éducatif (même précaire), l’extraction du charbon et l’éclairage public une décennie plus tard; quand la courbe normale pour parvenir à ses propres scènes de fin est une courbe « effondrement puis récupération »
  • Ignore ses propres contraintes ancrées dans son propre récit, depuis les conséquences du programme « travail-contre-nourriture » jusqu’au changement agricole dû à l’effondrement de la mécanisation, et nie également les contraintes physiques de son propre pays (le charbon et les champs sont à l’Est, une réalité définitive des îles britanniques; le pire cauchemar pour le récit de régression du film, car tout d’un coup, tout est inévitable)
  • Est déconnecté de son propre monde et ne comprend pas la déconnexion totale entre crier à tout moment « MORT ! RAYONS UV ! FAMINE ! SAUVAGES, UTÉRUS MORT ET JANE INUTILE ! RADIATION ! CANCER ! » et tous ses propres indices visuels qui détruisent son propre récit (lumière, nourriture évidemment cultivée, charbon, ordre, Jane se coordonnant avec les autres, comprenant les instructions – évidentes pour la scène de recyclage des vêtements – et faisant preuve de dextérité…)

C’est pourquoi malheureusement pour Threads, le seul diagnostic sérieux est « psychose délirante cinématographique et scientifique» : [Un film] vivant dans sa propre réalité délirante et comprenant probablement à peine son propre monde délirant. Le « pourquoi » il ne faut pas se laisser aller à ses hypothèses« . Le simple fait que de tels essais, cartes et chronologies soient nécessaires pour relier les points est un témoignage à lui seul de tout le problème avec le film Threads. Un film réaliste n’a pas besoin d’autant d’explications si son système est cohérent et explicite. Ce qui n’est pas le cas dans le film. Le narratif qui est malheureusement en train de s’imposer au film Threads dans le cadre de cette analyse (et contre son gré) est le suivant : un effondrement sans rapport avec les bombardements atomiques, mais seulement en lien avec un mauvais choix politique, suivi d’une longue reconstruction du système agricole pendant une décennie. Un pré-requis dénié jusqu’au bout par le film dans sa psychose, mais indispensable pour qu’il prétende au titre de film réaliste. Mais revenons au sujet principal.

Je rappelle à nouveau que la carte suivante est importante pour comprendre ce qui s’est probablement passé pendant l’effondrement l’année après l’attaque et pendant la « décennie perdue », en particulier les éléments essentiels nécessaires aux scènes de fin du film (ancienne région agricole, cultures de racines/tubercules et céréales, charbon et villes d’avant-guerre) :

La carte tout à gauche montre plusieurs zones possibles pour les scènes de fin du film. Les trois cartes à droite (dans l’ordre tubercules/racines, charbon et blé) montrent l’importance de l’Est de l’Angleterre comme zone agricole et charbonnière

Mais dans le cadre de l’univers agricole alternatif de Thread, la plaisanterie n’est pas la plausibilité parfaite, mais l’idée que pour les cinéastes, les terres agricoles les plus adaptées sont situées dans des paysages pastoraux connus pour leur manque de fertilité des sols, leur mauvais climat, leurs terres escarpées et leurs rochers. Que l’Est de l’Angleterre soit parfaitement adapté ou non à « l’agriculture à la houe » est un autre sujet, qui ne relevait pas de ma responsabilité en premier lieu. L’idée était de comprendre les modèles agricoles les plus logiques. Il n’en reste pas moins que la composition des sols du Royaume-Uni est irréfutable :

  • Les terres arables forment une zone allant du centre de l’Angleterre, au-dessus de Londres, jusqu’à Aberdeen en Écosse, le long de la côte.
  • Les bassins houillers côtoient naturellement ces terres arables sur une grande partie de l’Angleterre.
  • Les terres arables et les bassins houillers sont la condition la plus fondamentale pour que les scènes de fin du film soient plausibles.
  • Soit ils ont été exploités, soit ils ne l’ont pas été

Pour rappel voici une représentation simplifiée des possibles bombardements à travers le Royaume-Uni dans Threads le jour du 26 mai (avec des cibles civiles, militaires et des zones agricoles potentiellement touchées; quelque chose qui n’a jamais été discuté ou montré dans le film lui-même par ailleurs alors que ce point est crucial) :

La chronologie suivante est donc basée sur les événements décryptés dans les deux précédentes analyses : de l’effondrement lors de l’année suivant l’attaque nucléaire et sur les événements quasi-inévitables intervenus au cours de la « décennie perdue ». J’ai pris une certaine liberté avec le film (surtout sur certaines durées concernant les événements de la première année) mais la chronologie dans son ensemble est respectée. Elle respecte bien entendu les scènes du film. J’ai également ajouté plusieurs images du film pour illustrer à la fois la première année dépeinte dans le film et les dernières scènes situées une décennie plus tard.

La première année après l’attaque nucléaire

Ironiquement, les parties du film qui auraient pu être relativement « à l’abri » des critiques ne le sont finalement pas. En présentant le programme de « travail-contre-nourriture », le film fournit par inadvertance le mécanisme expliquant l’effondrement de la société décrit 10 à 12 mois après l’attaque. Ce mécanisme est si crucial et inattendu qu’il déplace inévitablement le débat des bombes nucléaires vers les choix politiques. La seule question qui pourrait se poser est de savoir si, pour les cinéastes, ce qu’ils présentent comme un système de contrôle cynique ne serait pas en réalité une vision déformée du fonctionnement d’un système de rationnement alimentaire. Si tel est le cas, cela signifie que leur compréhension du rationnement alimentaire est particulièrement faible. Le fait que davantage de nourriture soit donnée à certaines personnes n’a rien à voir avec une évaluation de leur valeur intrinsèque par rapport à leur productivité lorsque le système est équitable. Un mineur de charbon a simplement besoin de manger plus que quelqu’un qui reste à la maison. Tout le monde a droit à quelque chose. Le système est coopératif. Honnêtement : mis à part les camps de concentration et certains États totalitaires, le concept introduit de manière inquiétante par le narrateur ne peut être comparé à aucun système de rationnement normal. Pour rappel :

…L’argent n’a plus de sens depuis l’attaque. La seule monnaie viable est la nourriture, donnée en récompense du travail ou retenue en guise de punition. Dans la sombre situation économique qui a suivi, il y a deux dures réalités. Un survivant qui peut travailler reçoit plus de nourriture qu’un autre qui ne le peut pas, et plus il y a de morts, plus il reste de nourriture pour les autres…

Un fait conforté par les scènes du film pendant la récolte en 1984 : Ruth obligée de travailler alors qu’elle est enceinte et abandonnée, les gens meurent ou tombent épuisés au sol sans assistance… Ce concept est tellement contre-productif étant donné le contexte du film, où la coopération est extrêmement importante, que la seule façon de la « rationaliser » est d’expliquer que les autorités ont été incapables de construire un nouveau récit collectif, étaient prêtes à maximiser le contrôle sur la coopération et étaient prêtes à s’accrocher à tout prix aux systèmes du passé (comme l’accent mis sur la mécanisation agricole). Un changement complet du message du film au dépend du film : de la dévastation nucléaire à un échec politique et institutionnel majeur.

L’inversion complète du message par le film lui-même: la catastrophe initiale (le bombardement atomique) devient périphérique, les choix humains reviennent au premier-plan, et ce sont finalement les choix politiques qui prennent le dessus pour expliquer les événements suivants à l’écran.

Du 26 mai 1984 au 9 juin 1984 :

  • Couvre-feu au Royaume-Uni en raison des retombées nucléaires
  • Le stock de carburant est déjà à un niveau critique compte tenu de l’ampleur des destructions (EMP, radiations, destruction des raffineries de pétrole…)
  • Peu d’actions mis à part le fait que les militaires et les fonctionnaires prennent position à travers le pays pour sécuriser les entrepôts, les dépôts de nourriture et de carburant

Du 10 juin 1984 au 22 septembre 1984 :

  • La reconstruction des villes a commencé
  • Mise en œuvre du programme de « travail-contre-nourriture »
  • La décision est probablement prise de faire respecter les choix politiques et les ordres par des intermédiaires (peu de représentants centraux sur le terrain)
  • Crise de l’exode
  • Premiers signes probables d’un prochain effondrement national avec des petites villes et villages incapables de gérer la crise des réfugiés : manque de logements, de nourriture, de médicaments, d’infrastructures…
  • Probablement les premiers signes aussi de désaccord au plus haut niveau sur la manière de gérer la crise (système d’assistance aux réfugiés de Buxton organisé par les autorités locales vs avion militaire demandant aux gens de rebrousser chemin)
  • Deuxième cause de nombreux décès après l’attaque nucléaire
  • Manque de nourriture/médicaments/eau, aucun abri/nourriture pour les personnes ne suivant pas les directives du gouvernement, maladie des radiations, brûlures au troisième/quatrième degré pendant l’attaque, maladies généralisées, violence, coercition militaire…
  • Des signes clairs que la politique mise en œuvre n’est pas durable : désertion des villes (vote de censure de la population), arbitrages croissants en matière d’allocation de carburant…
  • Efforts préalables aux récoltes dans tout le pays (minimes dans certaines régions en raison de la crise de l’exode et du manque de carburant, mais plus importants dans les régions agricoles clés)
  • Il s’agit probablement du moment où des militaires/fonctionnaires/experts agricoles se sont déplacés vers des régions agricoles critiques (en particulier l’est – « grenier » du Royaume-Uni – et le sud de l’Angleterre et l’Écosse) pour évaluer la viabilité de la récolte, coordonner les efforts de décontamination et de nettoyage des sols, planifier la plantation des semences…
Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Du 23 septembre 1984 au 22 décembre 1984 :

  • En raison de la crise de l’exode et du rationnement du carburant, la récolte a été retardée et a duré plus longtemps que d’habitude
  • Peu de véhicules, survivants non formés, manque d’outils, accaparement, violence…
  • Notant qu’il était également nécessaire de préparer les champs pour la prochaine récolte
  • Les tensions se sont probablement intensifiées entre les autorités étant donné la charge logistique liée à l’organisation d’une récolte mécanisée avec un rationnement sévère du carburant
  • Le période possible où certains militaires/fonctionnaires/experts agricoles sur le terrain sont possiblement parvenus à la conclusion que la durabilité du système était sérieusement compromise à long terme (pré-séparation des autorités centrales ?) 
  • Le période possible pendant lequel les premiers efforts ont été déployés au niveau local pour mettre en œuvre des politiques spécifiques tout en gardant les autorités centrales et/ou les RSG dans l’ignorance

Du 23 décembre 1984 au 28 mars 1985 :

  • Le pays était « en sommeil » pendant le premier hiver post-guerre nucléaire
  • De nombreuses personnes déplacées à la campagne se sont retrouvées confrontées au manque d’abris, de nourriture, de chauffage, de médicaments…
  • Troisième cause de décès après l’attaque et la crise de l’exode
  • Plusieurs régions du pays sont sérieusement isolées du contrôle des autorités centrales (Pays de Galles, Ecosse…)
  • Les militaires/fonctionnaires/experts agricoles sur le terrain sont de plus en plus responsables de l’application des politiques par eux-mêmes compte tenu de leur isolement physique.
  • À la mi-Février 1985, premiers événements localisés conduisant à la crise majeure de Mars-Mai 1985 : les autorités locales sont probablement chargées de mettre en œuvre une nouvelle ration réduite pour les « travailleurs » compte tenu de la diminution des récoltes et du peu de stocks alimentaires restants.

Cadre de « boucle d’effondrement » auto-renforcé : 

  1. Diminution des stocks alimentaires et mauvaise récolte
  2. Rations diminuées
  3. Désobéissance/désertion compte tenu de la nature contractuelle (et non coopérative) du programme de « travail-contre-nourriture »
  4. Manque de travailleurs pour des efforts coordonnés sous la houlette de l’Etat central
  5. Émergence d’efforts à l’échelle du comté/région, sans l’accord et la surveillance des autorités centrales
  6. Des tâches cruciales pour le gouvernement central ne sont pas accomplies et des ressources cruciales sont détournées au profit d’acteurs alternatifs
  7. La récolte est mal gérée, distribuée ou volée/thésaurisée dans certaines régions du pays (en particulier les plus vulnérables)
  8. Effondrement progressif du système national de distribution alimentaire (programme de « travail-contre-nourriture ») remplacé logiquement par un rationnement alternatif, et surtout une aide alimentaire d’urgence
  9. Les autorités (militaires et fonctionnaires) sur le terrain sont également impactées, conduisant logiquement à leur prise de contrôles des zones agricoles/industrielles préservées/réhabilitées dès la première année
  10. Les autorités centrales se « renvoient la balle », mauvaise communication et inertie entre les acteurs institutionnels
  11. Mise à mal des communications et des transports (manque de carburant, de travailleurs, d’ordres…)
  12. Le passage progressif d’efforts purement centralisés à des efforts décentralisés dans le cadre des nouvelles décisions des autorités locales (récolte et conservation des semences, systèmes d’aide alimentaire, efforts coordonnés pour la plantation/récolte…)

Du 29 mars 1985 au 26 mai 1985 :

  • Point de rupture identifié pour la gouvernance centralisée dans Threads
  • La diminution des récoltes par rapport à 1984 rend le programme « travail-contre-nourriture » non durable
  • Famine terminale représentée à l’écran (achat de rats, Ruth volant des céréales, mangeant de l’herbe/des glands…)
  • Dernier effondrement démographique majeur
  • Inertie des autorités centrales et rejet des responsabilités à tous les niveaux
  • Dislocation progressive de la gouvernance centralisée
  • Emergence de tous les efforts localisés (soutien à la famine, plantation, conservation des semences…) nécessaires au bon déroulement de la récolte de juin 1985
  • Remplacement de l’Etat central par des pôles dirigées par des fonctionnaires/militaires/experts agricoles  en lien avec la population locale

La « décennie perdue »

Je crois qu’un laps de temps de 15 ans jusqu’aux scènes finales aurait été plus réaliste, en particulier pour les signes du grand réseau électrique requis dans les villes urbaines d’avant-guerre pour avoir l’éclairage public, quelque chose du passé probablement beaucoup moins essentiel une décennie plus tard pour les survivants, quels qu’ils soient.

À ce stade du film, ils produisent (si on est logique compte tenu des infrastructures présentées à l’écran) une quantité confortable de nourriture depuis plusieurs années, après avoir reconstruit un système agricole complet. Ils ont probablement développé de nouveaux objectifs, de nouvelles habitudes et reconstruit également des infrastructures significatives dans les zones rurales (qu’il s’agisse de villages ou de très petites villes d’avant-guerre).

Si l’extraction ou la récupération du charbon peuvent être naturelles et logiques (chaleur, lumière, cuisson des aliments…), l’idée de relancer l’éclairage public dans d’anciennes villes éloignées de leurs nouveaux lieux de vie me semble étrange; mis à part peut-être pour la volonté de « l’État-fragmentaire » de redémarrer les anciennes infrastructures critiques, mais probablement à une échelle bien inférieure (comme une ancienne école/université avec une télévision pour les enfants, un petit dispensaire…) que ce que suppose le film

Comme je l’ai écrit : « Pour les personnes que nous avons étudiées, la nourriture quotidienne est probablement ce genre de boucle : du pain, des pommes de terre, des navets, des choux, des pommes de terre, des carottes, de la soupe, des pommes de terre, des betteraves, des haricots, des pommes, des petits pois, du pain, de la viande, des pommes de terre, des navets, des rutabagas, des citrouilles… pas quelque chose de très drôle et récréatif. Pas de pizza, de sushi, de bananes, de pâtes italiennes ou d’avocats… Mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que nous soyons capables de nous nourrir correctement, ainsi que les autres, avec ce que nous pouvons avoir et produire. Et une fois que nous sommes suffisamment sûrs de notre capacité à produire à nouveau collectivement, nous pouvons progressivement et lentement passer à d’autres sujets non liés à l’alimentation : une école, un dispensaire, la valorisation de produits textiles, l’extraction de charbon pour une machine à vapeur… »

D’un point de vue philosophique et pour compléter l’arc narratif : le film fait-il la même erreur (et jamais articulée) que le gouvernement britannique et les RSG ont commis dans le film ? Se concentrer sur le rétablissement des anciens systèmes lorsque de nouveaux (dans notre cas, le système agricole requis) prospèrent, parce qu’ils s’alignent sur des modèles connus ?

Le film montre clairement une distribution alimentaire dans un désarroi total et des signes de famine (Ruth volant des céréales pour nourrir son bébé, des soldats tirant sur les gens, Ruth achetant des rats dans la rue…) aux mois 10 et 12, et des signes évidents de reprise une décennie plus tard. Un rebond de la production agricole n’était même pas probable, c’était obligatoire pour les gens à l’écran.

Le vrai miracle que le film aurait pu imaginer ? Vous n’avez même pas besoin de redémarrer un réseau électrique, de récupérer une VHS et une télévision pour enseigner aux enfants. Cela a été fait sans cela par le mouvement des « infant school » au Royaume-Uni au XIXe siècle. Juste quelqu’un avec des connaissances, enseignant les bases de l’anglais aux enfants. Cela peut être fait partout, depuis une pièce d’un ancien hôtel de ville jusqu’à une grange. Même avec une sorte de formation professionnelle pour les enfants. La preuve que le film est totalement prisonnier de son impossibilité de penser le progrès, la dignité humaine et la résilience au-delà d’une vieille cassette et d’une télévision à tube cathodique .

De façon franche : on ne peut pas avoir d’extraction de charbon ni de programme éducatif quand les gens mangent à peine, luttent pour produire de la nourriture et ne se coordonnent pas entre eux. Penser autrement est un dogme. La « psychose » dans laquelle est coincé le film. Personne ne pousse ici le récit : nous essayons juste de reconstruire (comme dans les études bibliques) l’histoire jusqu’à sa conclusion finale et logique avec les quelques fragments laissés par les écritures originales :

  • Dès l’année 1 : le pays est en plein désarroi avec famine, effondrement de la gouvernance et dé-mécanisation complète (la fameuse dernière scène avant le saut dans le temps avec ces survivants qui forment une « ligne des houes »)
  • Une décennie plus tard et ainsi de suite : les gens travaillent évidemment de manière organisée et coordonnée, la production alimentaire stable est évidente étant donné l’existence du programme éducatif, l’électricité est de retour même si elle est limitée, l’éclairage public existe, le charbon est extrait, un tracteur à vapeur est montré et même un hôpital

Le contraire total d’un pays étant dans un état de déclin terminal.

Il aurait été plus prudent de montrer des champs fertiles et des communautés agraires simples. Une vie dans les champs, simple et humble. Une salle de classe avec un tableau et des craies. Un conseil local sous la supervision d’anciens fonctionnaires et militaires. Le maintien d’une exploitation charbonnière minimale et logique. Peut-être la Mer du Nord aussi, si on pense que cela aurait dû se passer dans l’Est de l’Angleterre.

Malheureusement, il va falloir cultiver les terres inhospitalières et peu fertiles autour de Buxton. Comprendre comment une télévision peut fonctionner sans jamais voir sa source d’alimentation. Et rallumer la lumière dans des villes désertées comme Sheffield, peut-être Birmingham ou encore Liverpool. Un sujet logistique impensé par les réalisateurs malheureusement.

Mais il faut se plier au choix des cinéastes. Il faut donc trouver un chemin réaliste entre nécessite agraire et scènes urbaines de la fin du film. Quelque chose qui a dû logiquement commencer dans l’Est puis aller vers l’Ouest, des champs aux mines de charbon et aux villes abandonnées d’avant-guerre. En voici la carte :

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Très important pour la suite, il nous faut parler du calendrier agricole britannique typique. Le voici mois après mois dans une forme simplifiée :

  • Décembre-Janvier : la terre est généralement en repos
  • Février : préparation des semis pour un certain nombre de produits (pois et haricots notamment), mise en route des serres et polytunnels, ensemensage de nombreux légumes (onion, poireaux, chou…)
  • Mars : plantation des “early potatoes”, de l’orge dit “d’été”, ainsi qu’ensemensage des carrotes, betteraves sucrières, panais, betterave…
  • Avril : transplantation de certains semis, plantation des pommes de terre dites “maincrops”, travaux pour notamment fertiliser les cultures dans les champs, saison pour planter l’orge dit « de printemps » mais aussi les betteraves par exemple
  • Mai : transplantation des derniers semis
  • Juin : début des récoltes pour l’orge « d’hiver », ainsi que récolte des “early potatoes”, des salades, de certains fruits; ensemensage en continu de nombreux produits comme les salades ou les betteraves
  • Juillet : contrôle des parasites dans les champs, récolte de nombreux légumes, début de la saison de récolte du blé ainsi que de l’orge dit de “printemps”
  • Août : pic de la récolte pour le blé et l’orge, période majeure de récolte des pommes de terre, oignons, carottes et autres légumes, début des travaux pour planter les céréales pour l’année suivante
  • Septembre : saison pour planter l’orge dit « d’hiver », récolte des pommes et poires
  • Octobre-Novembre : récolte des betteraves sucrière, cultivation du blé “d’hiver”, période d’ensemensage du blé

Du 26 mai 1985 au 30 décembre 1985 :

  • Nécessaire récolte mécanisée dans les régions productrices de céréales du Royaume-Uni possiblement sans le soutien du gouvernement britannique/des RSG et dans le contexte des scènes de famine du film
  • Les vestiges de la gouvernance centralisée s’effondrent définitivement
  • Passage à des méthodes agricoles à forte intensité de main-d’œuvre manuelle là où sont les cultures adaptées et dans les régions périphériques (avantage clé pour les régions d’avant-guerre avec une grande production de racines/tubercules/légumes)
  • Émergence naturelle des successeurs institutionnels à l’état central (les “États-fragmentaires”) : Est de l’Angleterre, Nord de Newport, Ecosse — près d’Edimbourg — et Sud de l’Angleterre) : logiquement autonomes sur le plan des affaires quotidiennes, interdépendantes pour les récoltes/énergie/nourriture
  • Amplitude maximale des actions de soldats en déshérence à grande échelle (manque de carburant, de munitions, de nourriture, d’armes…)

1986-1988 :

  • Maintien de la mécanisation dans les régions céréalières mais grande emphase sur des méthodes manuelles ailleurs (“hoe-farming”, traction animale…)
  • Période possible pour la stabilisation de la population (le film indique que la stabilisation s’est produite entre 3 et 8 ans après l’attaque, ce qui est trop long pour la stabilisation requise menant aux scènes finales, mon estimation se situe plutôt autour d’un an après l’attaque, le compromis réaliste se situe entre 1 et 3 ans)
  • Début des interconnexions/fusion entre les communautés dans les régions agricoles clés des “États-fragmentaires”
  • Premiers signes majeurs de stabilisation dans les communautés agricoles, qu’elles soient indépendantes ou dirigées par d’anciens militaires/fonctionnaires (« substitution des cultures », meilleure mise en œuvre des techniques de travail manuel, coordination, stockage, transformation…)

1989-1991 :

  • De petites améliorations agricoles/techniques progressives dans le monde agricole permettent d’améliorer progressivement les rendements dans toutes les régions agricoles prospères
  • La production alimentaire est stabilisée avec un premier excédent amélioré
  • Consolidation des nouvelles spécialisations agricoles : mécanisation à l’Est (céréales) et travail manuel à l’Ouest
  • Consolidation et amélioration des échanges entre les “États-fragmentaires” (possible reconstitution d’une unité nationale ?) : projets collectifs, charbon, essence, possible “power-grid” transrégionale…

… et qu’il y ait maintenant les scènes finales du film…

1992-1994 :

  • De petites améliorations agricoles/techniques progressives sont toujours en cours dans les régions agricoles clés
  • Excédent agricole amélioré dans l’ensemble des “États-fragmentaires”
  • Pour la première fois, le charbon est à nouveau extrait à une échelle possiblement inter-régionale ou nationale au Royaume-Uni (8 ans après l’attaque)
  • Début du programme éducatif décrit dans le film 10 ans après l’attaque (initiative locale ou projet national)

1995-1997 :

  • De petites améliorations agricoles/techniques progressives sont toujours en cours, permettant d’obtenir encore plus d’excédents
  • Reprise de l’extraction du charbon à plus grande échelle (11 ans après l’attaque)
  • Scène de l’hôpital
  • Retour possible à une mécanisation bien plus importante dans les champs pour améliorer la productivité et la production céréalière

Vision macro du processus de reconstruction

Pour conclure, voici une carte pour montrer à quoi ce processus aurait pu ressembler dans la région de l’Est de l’Angleterre (une synthèse des éléments décrits dans la chronologie) : 

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

En voici également la logique implémentée sur la côte Est du Royaume-Uni avec cette recherche de cohérence nécessaire pour les scènes finales : du charbon proche de terres arables et productives :

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Voici également une vision possible de la reconstruction dans l’Ouest de l’Angleterre avec l’exploitation de deux axes : Cornwall-Devon-Somerset et Hereford and Worcester-Shropshire-Cheshire. Les principaux inconvénients étant la moindre qualité des sols, une agriculture plus faible en céréales, pauvre en légumes/racines/tubercules et la faiblesse de l’industrie minière (totalement absente au Sud-Ouest, peu viable au Pays de Galles du fait des faibles terres arables et surtout concentrée aux alentours de Birmingham et Liverpool) :

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

On peut d’ailleurs en faire une grande synthèse (hors Irlande du Nord) permettant ainsi d’identifier plusieurs zones agricoles/charbonnières nécessaires à la crédibilité des scènes finales du film. On retrouve donc la région d’Edimbourg en Ecosse, l’Est de l’Angleterre, les Midlands de l’Ouest et le Kent. Sont également ajoutées (même si clairement marginales) les possibilités dans les régions de Cardiff-Swansea (terres arables de la côte), de Cambria (quelques mines encore présentes près des villes côtières de Workington et Whitehaven) et du Northumberland/Durham (région du sud proche des dernières mines de charbon autour de Newcastle).

Source pour la carte des sols : Ministry of Agriculture, Fisheries and Food Welsh Office Agriculture Department; 1985

Et avec un peu d’humour, la chronologie du film qui refuse coûte que coûte d’articuler la moindre explication sociétale, agricole, logistique et humaine; tout en maintenant à tout prix son message d’un monde en phase terminale définitive et sa vexillologie :


Quelques mots sur l’évolution continuelle du framework

Dans un souci de transparence, la version actuelle des deux essais que vous avez lu n’a pas toujours été la même (et évoluera sans doute à l’avenir). Ce qui est resté constant : l’inévitable crash institutionnel en Mars-Mai 1985, et le besoin évident d’une reconstruction collective et positive durant la décennie non montrée à l’écran. Par contre, plus des contraintes réelles sont introduits (agriculture, démographie, histoire…), plus il a fallu accepter de faire évoluer l’ensemble; même si parfois nous devons contredire le film. On pourrait résumer les grandes lignes des évolutions à : 

  1. Un premier essai publié concernant la première année avec les grands thèmes déjà présents, mais un effondrement plus prononcé et sans nuance (assez proche du film); un essai plutôt exploratoire
  2. Le second essai publié sur la décennie perdue, avec l’exploration principalement des thèmes de résilience, du rump state (un seul), quelques discussions sur l’agriculture et la société; un essai également exploratoire, déconnecté de premier
  3. Discussions sur la production céréalière durant la décennie
  4. Introduction de l’agriculture avec d’abord les “potatoes-cereals belt” dans l’Est de l’Angleterre, et donc nécessité de revoir les deux essais pour assurer un meilleur liant entre les deux sur le plan agricole, déplacement du narratif dans l’Est,  introduction du “hoe-farming” et introduction du concept de “pré-récolte” après l’attaque nucléaire
  5. Introduction de “rump states” alternatifs/complémentaires à l’Est de l’Angleterre avec croisement du charbon et de l’agriculture : Est de l’Ecosse (région d’Edimbourg), Kent, Hereford-Worcester, Sud du Pays de Galles…
  6. Assouplissement de la notion d’effondrement en Mars-Mai 1985, introduction d’efforts locaux sous la houlette d’anciens fonctionnaires/militaires dans les régions agricoles clés pour éviter : la famine et l’écroulement du système agricole
  7. Abandon de la désintégration anarchique de l’appareil militaire britannique durant la période Mars-Mai 1985 en faveur du “merger”
  8. Inclusion des anciens fonctionnaires dans le processus du “merger”
  9. Introduction du “New English” et discussion du portrait de Jane
  10. Introduction de la problématique de la contamination des sols et des efforts de remédiation possibles, discussion du cas de la Biélorussie, discussions sur le concentration d’acteurs institutionnels dans ces régions (et qui forment le socle du modèle étatique post-crise Mars-Mai 1985 dans les deux essais)
  11. L’introduction de l’agriculture force à mieux développer la jointure institutionnelle entre les deux essais : assouplissement de la courbe d’effondrement la première année (de “crash” à crise transitoire), introduction du “merger” (anciens acteurs institutionnels avec les survivants), introduction de plusieurs “rump states” alternatifs
  12. L’agriculture combinée à la démographie oblige également à discuter de sujets comme les rendements, les outils, les cultures, la géographie agricole du Royaume-Uni, la population agricole…
  13. Obligation donc de creuser les thématiques institutionnelles à l’oeuvre dès la première année, d’assouplir l’impact de la période Mars-Mai 1985 et de réorienter le modèle agricole de la subsistance primitive à une agriculture pré-industrielle et semi-mécanisée
  14. Le besoin du labour (avec moins de véhicules) et la diversité alimentaire amènent au sujet suivant : une conservation du bétail, même diminué
  15. Obligation d’abandonner l’idée de communautés rurales indépendantes et isolées (comme dans le film) au profit d’un schéma plus intégré
  16. Introduction des discussions sur l’Ecosse et l’Irlande du Nord
  17. Expansion de l’analyse sur les conséquences du programme “travail-contre-nourriture”
  18. Introduction de la “boucle d’effondrement” pour comprendre les impacts de la crise entre Mars-Mai 1985
  19. Les éléments suivants obligent à discuter d’une reprise énergétique plus précoce même si extrêmement limitée : remise en route de l’extraction du charbon et de la production de pétrole, mêmes minimes, dès la première année; et donc potentiel redémarrage de la production d’électricité dans certaines régions
  20. Identification de la “falaise institutionnelle” pour la récolte de l’été 1985 : obligation d’une mécanisation
  21. Intégration du Sud-Ouest de l’Angleterre comme “rump state” avec la présence du pétrole à Wytch Farm
  22. Focus sur le parcours de Ruth et Jane, focus sur des régions possibles pour les scènes de fin du film (Chesterfield, Leeds…)
  23. Transformation d’une logique de fragmentation politique/territorial forte à une transition plus douce compte tenu de la démographie et des enjeux agricoles, obligation d’une coordination régionale (nationale ?) à la fin de la première année
  24. Discussion sur le textile, l’habillement, le pain…
  25. Introduction de scénarios alternatifs : aide étrangère, continuité étatique, abandon de l’Est, focus sur les Midlands
  26. Abandon du concept d’une fragmentation totale entre Mars-Mai 1985 en faveur d’un processus de transformation politique et institutionnel
  27. Introduction du maintien de récoltes à l’échelle nationale organisées autour de la région clé des Midlands
  28. Mise à jour de la chronologie pour la « décennie perdue » de façon à tenir compte des modifications précédentes
  29. Régionalisation de la famine en Mars-Mai 1985 dans le film

Le dernier chapitre est disponible ici : Quelques réflexions profondes sur Threads (1984)


Sources

Hiver nucléaire : 

  • Tambora and the “Year without summer” : par l’Université de Bern sur les effets d’un événement climatique sévère

Cas Biélorusse : 

  • BELARUS: COUNTRY REPORT TO THE FAO INTERNATIONAL TECHNICAL CONFERENCE ON PLANT GENETIC RESOURCE : par l’Institut de recherche sur l’agriculture et les fourrages (Biélorussie), 1996
  • Impact of the Chernobyl accident on agriculture : par l’IRS (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire)

Pour les cartes minières du Royaume-Uni :

  • Et Margaret Thatcher brisa les syndicats : le Monde Diplomatique (2010)
  • Homes to be heated by warm water from flooded mines : BBC (2020)
  • Northern Mine Research Society

Pour les cartes agricoles du Royaume-Uni (blé, pommes de terre…) : 

  • Agriculture and Horticulture Development Board
  • U.S. Department of Agriculture – Foreign Agricultural Service
  • POTATO PRO
  • Revision World (Distribution of farming types in the UK)

Pour les conversion (barils en litres) : 

  • UnitConverters

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